NUMÉRO 1 : LE VIDE

BACKROOMS : L'INQUIÉTANTE ÉTRANGETÉ CAPITALISTE

ANALYSE

MAURACELENT

À tous les malchanceux qui se sont perdus entre les réalités, bienvenue dans les Backrooms.

Le 12 mai 2019 apparaît sur le forum anonyme 4chan une discussion intitulée « Postez des images troublantes où quelque chose ne semble pas à sa place ». Illustrant le post du créateur de la discussion, une photo : celle d’une pièce vide, tapissée de jaune, du papier peint décoloré à la moquette sale, en passant par les néons alignés. La photo procure une sensation de malaise : mal cadrée, l’axe en est dévié légèrement à droite et les murs au premier plan — encadrant l’ouverture vers un enchaînement de salles plus ou moins similaires — offrent une perspective déroutante. Rien de plus que quelques éléments dans cette photo, et pourtant, l’atmosphère est étouffante. 

Internet regorge alors de photos bizarres, étranges, qui font office de blagues ou sont simplement partagées dans le but de ressentir un frisson passager. C’est la mode du “cringe¹ ou de l’esthétique “cursed², – deux facettes d’une même pièce entre la honte et l’horreur.

Une réaction est attendue du spectateur et, englouti par un flot d’images, il faut qu’il éprouve une émotion forte, éphémère, mais physique.

À la suite de ce premier post, les utilisateurs anonymes du forum 4chan s’en donnent à cœur joie et postent une longue série de photos qui leur inspirent de l’effroi. Seulement quelques messages semblent relever la particularité de la photo originelle : « toutes ces images sont soit faites pour être flippantes soit juste calmes et solitaires. La photo originale est la seule qui correspond à l’idée d’un inexplicable inconfort »³, « qu’est-ce que c’est que ce truc ? ». Elle serait certainement passée tout à fait inaperçue sans l’initiative d’un internaute, donnant immédiatement un nom et une histoire à ce qui deviendra rapidement une légende urbaine. La description de cet utilisateur anonyme reste, aujourd’hui encore, la définition de référence de la Backroom : 

« Si vous êtes imprudent et que vous noclipez de la réalité au mauvais endroit, vous vous retrouverez dans les Backrooms, où il n’y a rien d’autre que la puanteur de la vieille moquette humide, la folie du monochrome jaune, le bourdonnement incessant des néons, piégé dans approximativement 600 millions de miles carrés de pièces vides segmentées au hasard. Que Dieu vous protège si vous entendez quelque chose errer à proximité, parce qu’il est certain que cette chose vous a entendu. »

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Pour comprendre l’émergence du phénomène, il faut indiquer que cet événement d’Internet n’a été que la résurgence étonnante d’une mode des années 2010 à 2015 : celle des « creepypasta ». Internet, de ces recoins les plus méconnus jusqu’à la lumière de canaux plus fréquentés (comme Facebook ou YouTube), a toujours été un terrain de diffusion d’histoires collaboratives, comme des bouts de cadavres exquis auxquels chacun ajoute sa virgule et son point de vue. Les plateformes de partage, alors moins réglementées vers la fin des années 2000, sont le lieu d’expérimentations sociales et créatives diverses. La véracité des informations est à l’époque difficile à estimer et leurs sources, complexes à retracer pour les internautes qui accueillent encore ce flux de données avec beaucoup de naïveté et de premier degré (le terme de « fake news » ne commence à être largement utilisé sur internet qu’à partir de 2016). Certains utilisateurs plus créatifs que d’autres se saisissent de cette opportunité pour créer un rapport particulièrement flou avec la fiction, faisant circuler des récits dont le flirt avec la réalité et l’épouvante cherche à provoquer le doute et le malaise chez leur public. On voit par exemple émerger de nombreuses webséries ou encore des projets de courts-métrages horrifiques filmés délibérément avec des moyens « low cost » pour donner un sentiment de réel (au cinéma, c’est la mode de la caméra portée). 

Le réalisateur Alan Resnick reste une référence dans le domaine grâce à ses différents projets audiovisuels tous plus perturbants les uns que les autres : This House has people in it, Unlimited footage of a bear, ou encore Alan Tutorials, une fausse chaîne Youtube de tutoriels, qui a posté durant 3 ans (de 2011 à 2014) la descente aux enfers d’Alan, un homme atteint de handicap mental réalisant des tutoriels absurdes sur des choses simples. L’expérience de ce dernier projet a révélé que le public avait eu beaucoup de mal à réaliser, avant l’apparition de motifs répétitifs, qu’il s’agissait d’une fiction. 

C’est l’émergence du « et si c’était vrai ? » mêlé d’effroi et de fascination. 

Les creepypasta, organisées en communautés sur Internet, répondent de ce modèle, répandant des légendes urbaines horrifiques lancées sur Internet sous la forme de vidéos, images, fichiers son, textes, etc. … Plus leur diffusion est importante, plus leur succès en tant que récit collaboratif est assuré. Le cas le plus connu est celui de la légende urbaine du « Slender Man », un homme effrayant et longiligne sans visage qui enlève des enfants. Internet est alors le foyer d’une résurgence inattendue de folklores monstrueux et de contes d’épouvante. 

Bien qu’il s’agisse d’un événement fondateur de la création d’Internet, où les modes de création se démultiplient sur des formats variés, ce phénomène ou cette « mode des creepypasta » semble déjà dépassée lorsqu’en 2019 émerge le récit des backrooms.

Pourtant, le succès est immédiat. Depuis ce post descriptif sur le forum 4chan, les internautes se lancent dans la conception de la légende des backrooms, à grand renfort de wiki collaboratifs. L’histoire s’approfondit, prend de l’ampleur et finit par sortir de ses canaux spécifiques pour atteindre le grand public. Une série de jeux en découle, l’imagerie se codifie, des webséries sont réalisées. On distingue grossièrement deux formes de backrooms : dans un premier cas, les créateurs s’attachent à une imagerie de la backroom plutôt « puriste », rattachée à la photo originelle parue sur 4chan. Le complexe ne compte qu’un ou un maximum de trois étages et est constitué de couloirs labyrinthiques.C’est sur ce modèle que l’on se penchera. Dans le deuxième cas, les internautes laissent libre cours à leur imagination et s’organisent en groupe sur les wiki pour créer une variété d’étages différents, chacun recélant son ressort horrifique spécifique. Le wiki collaboratif anglophone, The Backrooms Wiki, compte à ce jour plus d’un millier d’étages où chacun a pu faire fleurir son imagination. L’enthousiasme visiblement excessif, comme souvent sur Internet, est de courte durée. Six ans plus tard, bien que les backrooms soient entrées dans l’imaginaire collectif, elles ne suscitent plus ni peur et inconfort, ni aucune surprise. 

Devenu au mieux un sujet d’humour, le phénomène des Backrooms semble tomber dans l’oubli. 

Mais, si les backrooms sont dorénavant obsolètes pour la majorité des communautés d’Internet, qu’est-ce qui leur confère une place durable dans notre iconographie de l’épouvante ? 

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Pour commencer, sans doute est-il intéressant de rappeler l’origine du terme backroom, souvent inconnu de certaines communautés d’Internet. Dans les années 70, alors que l’homosexualité est toujours criminalisée dans la majorité des pays occidentaux, émergent des lieux semi-publics, semi-privés où s’exercent des activités homosexuelles. Salles situées à l’arrière de bars et plongées dans l’obscurité, elles sont des espaces de prédilection pour s’adonner à des pratiques sexuelles en tout anonymat et dans une ambiance festive. Le scandale des backrooms – considérées à l’époque comme des lieux d’immoralité et de débauche – est un phénomène pivot dans la lutte à la fois contre le sida et pour la reconnaissance des droits LGBT, notamment en France. Dans le premier cas, une bonne partie de l’expansion de l’épidémie du sida dans les années 70 est attribuée non seulement à la non-protection lors des rapports, mais également à un mode de vie de la sexualité basé sur l’anonymat, où les parties actives, ne souhaitant pas révéler publiquement leur orientation sexuelle et s’exposer à des répercussions légales, privilégient des espaces garantissant un investissement affectif et social minimal. Les backrooms et leur obscurité en sont un exemple. Dans le second cas, l’affaire des backrooms du club Le Manhattan dans le 5ème arrondissement de Paris a donné lieu à de nombreuses répercussions dans le domaine du militantisme autour des libertés homosexuelles. En 1977, l’endroit est visé par une descente de police et une dizaine de personnes sont jugées pour outrage public à la pudeur et crime d’homosexualité. L’incident déclenche de nombreuses réactions de la part d’intellectuels et de militants, alors que la loi de dépénalisation de l’homosexualité est encore en débat au Parlement. 

Si les backrooms des années 70, lieu underground gays, n’ont pas inspiré la légende urbaine de 2019, il est cependant intéressant de noter que le terme – littéralement “arrière-salle” – s’est immédiatement attaché à décrire une sorte de non-lieu, un espace où les normes sociétales sont abolies et où le regard ne s’accroche à rien de particulier. Ces backrooms historiques ont suscité une réaction viscérale d’horreur de la part des conservateurs qui y voyaient une atteinte fondamentale à l’ordre moral, diabolisant jusqu’à leur existence. Elles demeurent encore aujourd’hui aux yeux du grand public un aspect méconnu de la culture homosexuelle underground.

Le terme – littéralement “arrière-salle” – s’est immédiatement attaché à décrire une sorte de non-lieu, un espace où les normes sociétales sont abolies et où le regard ne s’accroche à rien de particulier. 

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L’esthétique des Backrooms, quant à elle, apparaît terriblement familière : ce jaune et ces murs, ne les a-t-on pas déjà vus ?

Edward Hopper, Sun in an Empty Room, 1963, flickr

En 1965, Edward Hopper peint une étrange toile : Le Soleil dans une pièce vide. La peinture, représentant de simples murs jaunes, un sol tout aussi jaune et une fenêtre ouvrant sur une indistincte verdure, a beaucoup en commun avec l’imaginaire esthétique de la photo originelle des backrooms. Tout d’abord, si la fenêtre représente un passage vers le dehors, la pièce vide, elle, évoque un espace en transition, une pièce de vie qui n’est pas encore habitée. Son utilité première, accueillir, représenter le dedans, n’est alors pas remplie, ce qui évoque chez le spectateur une certaine impression de décalage. Mais là encore, le vrai malaise suggéré par le tableau trouve sa source dans un mécanisme déjà évoqué plus haut avec la photo des backrooms : sa perspective est fausse. Les ombres et lumières par lesquelles Hopper suggère la profondeur ont d’étranges propriétés. L’angle des coins du mur paraît sensiblement décalé et la lumière projetée dans la pièce par la fenêtre impossible : elle insinuerait la présence de deux soleils, par la position des tâches de lumière, l’une indiquant un soleil couchant et l’autre un soleil levant. Pour finir, on notera que le jaune utilisé pour les murs, couleur normalement associée à la joie, comporte d’importantes sous-teintes bleues et vertes, donnant à l’ensemble un aspect presque maladif. Ce jaune passé auquel on a soustrait toute chaleur et prédominant dans le cas du tableau de Hopper comme dans la photo des Backrooms, nous laisse une impression inconfortable de malaise. 

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De nombreuses autres tendances iconographiques sur Internet fonctionnent par association avec le phénomène des backrooms. Parmi elles, se détache notamment l’esthétique de « l’uncanny valley », ou vallée de l’étrange. Ce concept pseudo-scientifique de psychologie, attribué au roboticien japonais Masahiro Mori, désigne l’idée d’étrangeté mêlée d’horreur que l’on ressent lorsqu’on est face à une entité humanoïde qui trahit son inhumanité par des erreurs ou des imperfections. Plus ces dernières nous paraissent monstrueuses et plus le niveau d’imitation de l’humain dépasse un certain seuil, plus cela provoque chez le spectateur un fort sentiment de rejet. Internet regorge ainsi d’un référentiel d’images à but à la fois horrifique et « memesque » qui renvoient à cet imaginaire (telles que de nombreuses photos de poupées plus ou moins bien mises en scène supposées effrayer les internautes). Appliquée à l’environnement, cette notion est utile à la compréhension du malaise lié aux backrooms. Leur architecture, souvent associée à des bureaux aux nombreux couloirs et étages, convoque un imaginaire familier de l’inconscient collectif. Par ces défauts, notamment le vide de ses pièces ou l’apparition parfois inopinée d’un élément mobilier qui ne semble pas à sa place, l’image crée un sentiment de décalage, d’étrangeté.

Le décentrement brutal de l’utilisation humaine de l’espace, normalement mis à notre disposition, marque une dissonance cognitive pour le spectateur et s’assimile ainsi à un danger imperceptible.

La notion de vallée de l’étrange s’inspire dans les grandes largeurs de la notion d’inquiétante étrangeté de Freud¹⁰. Chez Freud, ce concept s’associe notamment avec la peur générée par « l’incertitude intellectuelle concernant le fait que quelque chose soit vivant ou non »¹¹. Dans la version allemande originelle, Freud utilise le terme de unheimlich dont l’étymologie semble provenir du terme Heim, ou foyer, introduisant ainsi la notion de familiarité et également employé dans la racine du mot Geheimnis, traduit aussi bien comme ce qui est familier ou ce qui doit rester caché. Dans les deux cas, l’étymologie du terme évoque particulièrement bien le caractère dissimulé, familier et inquiétant des backrooms.

Inspirée par l’idée même des backrooms, une sous-culture s’est rapidement développée autour des espaces liminaires, correspondant à des lieux souvent vides ou abandonnés, suggérant la transition. Poussant encore plus loin l’association, l’esthétique s’étend à une imagerie de la nostalgie collective liée à l’enfance (des piscines municipales entièrement vides, des aires de jeux urbaines). Si ces espaces n’ont pas toujours en soi la fonction de transition, leur vide amène le sujet à chercher à le traverser sans s’attarder, par peur de ce qui pourrait s’y cacher.

Les Backrooms ne sont pas un endroit où l’on reste : oppressé, celui qui s’y perd ne cherche qu’à en sortir.

Les espaces liminaires sont des non-lieux, des entre-deux, soit physiques, comme une porte, une route, une cage d’escalier, une antichambre, soit psychologiques (par association à l’adolescence par exemple).

Partagé entre la nostalgie, la tristesse ou l’inquiétude, face à un référentiel suffisamment familier, l’individu peut éprouver un mélange déplaisant de malaise et de confort.

Slide at the pool of the bath “Aquarell” in Haltern am See at night, North Rhine-Westphalia, Germany (2016)

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Le fait que l’environnement et la structure même des lieux soient des éléments horrifiques centraux des backrooms nous amène à considérer une des fonctions essentielles de l’architecture, à savoir son impact sur les affects et plus particulièrement sur la santé mentale. Le brutalisme est, dans ce domaine, une piste intéressante à examiner : né après la Seconde Guerre mondiale, ce mouvement architectural se caractérise par l’érection de bâtiments imposants sans ornements, construits en béton autour d’éléments répétitifs comme des fenêtres. L’argument principal des constructions brutalistes repose sur un souci majoritairement économique, celui de construire de grands espaces sociaux avec des matériaux industriels de moindre coût en pleine période de récession. Pourtant, l’esthétique même de ce mouvement, mettant en valeur des édifices verticaux et surdimensionnés, n’est pas sans rappeler les poussées de l’architecture totalitaire, favorisant la grandeur, les blocs et l’espace vertigineux souvent vides de vie comme indicateurs visuels de la puissance du régime.

La grandeur des bâtiments est un outil pour rendre la présence individuelle anecdotique et insignifiante. Elle provoque un sentiment d’esseulement face à l’étendue.

Boston city hall

Le bâtiment brutaliste de l’hôtel de Ville de Boston surgit par exemple dans plusieurs fils sur le forum Reddit, sous la discussion « Liminal Space »¹². Comme conséquence au brutalisme, on voit dans les années 70 émerger, face à la pression démographique montante, la question du bonheur dans l’architecture sociale : comment créer des bâtiments (surtout des logements) qui permettent l’entassement des personnes tout en limitant l’impact psychologique sur les individus ?

Dans le champ du logement social, les tours Aillaud du quartier Pablo-Picasso à Nanterre sont un exemple de choix. Dans un véritable souci de rendre le lieu agréable, les tours Aillaud mobilisent de nombreux arguments architecturaux autour du bonheur et de la santé mentale : la rondeur des bâtiments et des pièces a notamment vocation à casser l’aspect rectangulaire des HLM traditionnels qui donnent une impression de boîte et d’enfermement. La couleur et l’utilisation de fenêtres toutes différentes les unes des autres combattent l’uniformisation des logements sociaux. Le parti pris d’Émile Aillaud est clair : donner des éléments distinctifs à l’espace social et combattre la manufacturation des lieux de vie, facteur de dévalorisation des habitants. Pourtant, pour de nombreuses raisons liées au sous-investissement du pouvoir public dans les banlieues et au coût de rénovation de ces bâtiments à l’architecture si originale, les tours Aillaud, espace social délaissé, tombent aujourd’hui en décrépitude. Il règne dans le quartier Pablo-Picasso, pourtant encore habité, une impression de désuetude, de décalage et d’étrangeté, comme s’il n’appartenait plus à la bonne époque. Le lieu pourrait tout à fait convenir à ce sentiment liminaire en vogue sur Internet. Ce dernier a beaucoup à voir avec l’esthétique post-apocalyptique qui a fait son chemin dans l’imaginaire collectif des nouvelles générations : des bâtiments humains délaissés dont l’ancienne utilité apparaît comme absurde et ridicule face au désordre de l’apocalypse.

Tour Aillaud, Paris, Nanterre, photo de David McKelvey, flickr

Fondamentalement, c’est cette peur qui est au centre d’un phénomène comme les Backrooms, que des bâtiments, créés pour nos usages quotidiens, au sein d’un système de production encourageant la vie accélérée et agglutinée, perdent tout leur sens et nous renvoient à l’inutilité, voire à la vacuité de nos modes de vie.

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Dans la lignée des webséries formées autour du phénomène des creepypasta, Kane Pixels est un cinéaste de Youtube qui se propose de revisiter la légende des Backrooms. Dans son univers fictionnel, les Backrooms trouvent leur origine dans un enjeu politique très réaliste : cherchant à remédier au manque de place que l’humanité va finir par rencontrer dans son expansion démographique, des scientifiques créent un espace entre les réalités – un non-espace – supposé devenir un lieu de stockage. Ce pli de réalité échappe à ses créateurs et commence à engloutir des pans entiers du réel, emportant avec lui des objets, mais également des personnes présentes au mauvais endroit au mauvais moment. En explorant les backrooms de Kane Pixels, au cours des nombreux épisodes de sa série, on tombe sur des bureaux, des couloirs interminables, mais également des lotissements entiers, prévus pour l’accueil de la population. Beaucoup de ces lieux mettent en scène des espaces collectifs, et parfois même publics, mais le vide qui les caractérise provoque l’angoisse. Lorsqu’on aperçoit enfin une fenêtre donnant sur l’extérieur, c’est pour mieux découvrir un complexe monstrueux et infini de bâtiments poussant les uns sur les autres de manière aléatoire et insensée (un complexe horrifique nommé « red city » par les internautes). Perdu dans des labyrinthes de murs jaunes qui se génèrent tout seuls, entre des salles de réunion avec des chaises au mur ou de simples pièces vides, l’individu qui y erre a l’impression de passer en revue tous les aspects d’une vie de production générée par une machine invisible censée refléter son quotidien.

Le visiteur marche sans savoir quoi faire face aux sollicitations d’un régime qui tourne à pleine puissance pour lui fournir les outils de son existence mais échouant à imiter l’humain. L’intérêt principal est de pouvoir sortir : sortir de ce qui est manufacturé, de ce qui enferme, qui est carré, vide et silencieux.

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Il y a trois ressorts horrifiques efficaces centraux à la constitution des Backrooms : la solitude du sujet, l’architecture insensée et labyrinthique de l’environnement, et comme le suggérait le post originel des Backrooms, la surveillance (« que Dieu vous protège si vous entendez quelque chose errer à proximité, parce qu’il est certain que cette chose vous a entendu. »). Ces trois éléments combinés sont un socle parfait à l’aliénation et à l’impuissance face au totalitarisme. Que la « machine » à l’œuvre dans les backrooms soit un système incohérent, inhumain et aléatoire, visant à toujours s’étendre tout en rendant son habitation impossible est une analogie parfaitement appropriée au sentiment d’un individu face à un régime fasciste. Esseuler le sujet dans l’espace est la première façon de s’assurer de sa vulnérabilité. Les motifs alambiqués et labyrinthiques, quant à eux, font perdre tout sentiment d’ancrage dans la réalité et empêchent l’analyse critique immédiate de la condition. La surveillance, enfin, est le moyen de garantir la soumission, gardant l’individu dans un état constant de peur qui entrave sa capacité d’action. Les Backrooms incarnent la peur originelle d’être le dernier représentant de l’humanité, traqué et poursuivi jusqu’à l’anéantissement par un monstre inhumain. De plus, la conversion des espaces de tous les jours en objets d’horreur est une forme de lapsus, c’est la reconnaissance du potentiel anxiogène que ces éléments ont dans notre quotidien. Plus il puise dans des référents qui nous paraissent universels et plus le procédé permet d’exacerber la valeur systémique de notre environnement. Les bureaux froids, les lotissements manufacturés, la machine qui prend le pas sur le vivant et organise de plus en plus tous les aspects de notre vie… Autant d’éléments diffus d’horreur et d’autoritarisme dans notre quotidien que l’on exorcise avec des modes comme les Backrooms ou les espaces liminaires. Et si parfois ces représentations provoquent un sentiment de confort, c’est que nous avons appris à associer le socle de nos oppressions quotidiennes à de la familiarité.

  1. Embarrassant
  2. Maudite
  3.  “All these images are either meant to be creepy or just calm and lonely. The OP pic is the only one that fits the idea of inexplicably uncomfortable” 12 mai 2019 17:32:49 No. 22661461

  4. « What is that? » 4chan, swidishshepard,12 mai 2019 22:35:27 No. 22662579

  5.  Nocliper : terme qui fait référence à un phénomène dans les jeux vidéo où le personnage du joueur, en exploitant un bug du jeu, peut traverser des murs et des textures. 

  6.  “If you’re not careful and you noclip out of reality in the wrong areas, you’ll end up in the Backrooms, where it’s nothing but the stink of old moist carpet, the madness of mono-yellow, the endless background noise of fluorescent lights at maximum hum-buzz, and approximately six hundred million square miles of randomly segmented empty rooms to be trapped in / God save you if you hear something wandering around nearby, because it sure as hell has heard you” 4chan, Anonyme, 12 mai 2019, 23:07:46, No. 22662718

  7.  Google Trends, terme “fake news” de 2004 à nos jours. 

  8.  The backrooms Wiki, Level list

  9.  Mendès-Leite, Rommel, et al. « Civiliser la sexualité : des lieux de sexualité anonyme aux back-rooms ». Des mots, des pratiques et des risques, édité par Maks Banens, Presses universitaires de Lyon, 2016

  10.  Das Unheimliche, Sigmund Freud, 1919, traduit Inquiétante étrangeté par Marie Bonaparte et E. Marty en 1933.

  11.  Sophie de Mijolla-Mellor, « inquiétante étrangeté (L’) » art. Dictionnaire international de la psychanalyse (dir. Alain de Mijolla), Hachette, 2005, p. 860-861.

  12.  Reddit, Liminal Space, photo postée il y a 5 ans par l’utilisateur squish_5
    https://www.reddit.com/r/LiminalSpace/comments/hd7njb/boston/