NUMÉRO 1 : LE VIDE

Zohran Mamdani et Jeremy Corbyn

DE ZOHRAN MAMDANI À JEREMY CORBYN : LES ANGLO-SAXONS DÉCOUVRENT UN ESPACE POLITIQUE À GAUCHE

ANALYSE

SIMON DENNIS

Après des décennies passées à tenter discrètement de changer les choses de l’intérieur, les gauches américaine et britannique semblent désormais avoir fait le choix de s’émanciper clairement des partis démocrate et travailliste.

Difficile d’être passé à côté de Zohran Mamdani ces derniers mois. Vainqueur de la primaire démocrate à New York, il a mené une campagne incandescente et réussi l’exploit de battre le mastodonte politique Andrew Cuomo, soutenu par tout l’establishment du parti. S’il a été salué de toutes parts pour sa stratégie numérique, c’est surtout son programme qui a fait mouche. Encadrement des loyers, gratuité des transports, condamnation ferme des crimes israéliens à Gaza : le trentenaire, né en Ouganda, a su combler le vide politique de la gauche américaine. C’est en allant à contre-courant du Parti démocrate, n’hésitant pas à attaquer frontalement Cuomo sur les accusations d’agressions sexuelles dont il fait l’objet, que Mamdani s’est imposé.¹ En une seule campagne, il a ringardisé les figures de l’aile gauche du parti, montrant qu’un combat électoral de gauche pouvait se mener et se gagner sans compromis. S’il a participé à la primaire new-yorkaise des démocrates, il a lancé sa campagne depuis une structure plus resserrée, les Socialistes démocrates d’Amérique (DSA). Ce parti tiers avait soutenu Bernie Sanders lors de la primaire démocrate de 2016 avant de se désolidariser de son choix de rallier Hillary Clinton. C’est donc de l’extérieur du parti que vient cette fois le changement et l’avancée d’un programme rompant avec le néolibéralisme.

Sa campagne doit bien sûr être replacée dans le contexte new-yorkais, une ville ancrée à gauche, alors même que le reste du pays s’enfonce rapidement dans une droitisation dure. Néanmoins, elle a ravivé l’enthousiasme d’une gauche américaine que Kamala Harris et la direction démocrate avaient tenté de mettre sous le tapis. Ces derniers pariaient sur le fait qu’un contexte conservateur imposait une énième droitisation de leur projet politique, au nom du réalisme électoral. Cette stratégie, en plus de conduire à la défaite, mène au déshonneur.

Même s’il a perdu la primaire, Andrew Cuomo compte tout de même se présenter en indépendant, comptant sur une remobilisation de l’électorat de droite en sa faveur.² À l’instar de l’establishment du PS qui avait soutenu Emmanuel Macron alors que son candidat était Benoît Hamon, il est probable que la direction nationale démocrate, soucieuse de garder son monopole idéologique, s’abstienne de tout soutien public à Mamdani. Preuve, une fois encore, qu’à l’intérieur d’un parti droitisé, point de salut pour la gauche : il lui faut son espace politique propre, ou rien.

Au Royaume-Uni, un mouvement encore plus marquant semble se dessiner. Après avoir été accusé d’antisémitisme pendant plus de cinq ans, l’ancien dirigeant du Labour Jeremy Corbyn a annoncé aux côtés de la députée Zarah Sultana la création d’un nouveau parti à gauche de l’échiquier politique. Il était temps.

Depuis la chute de l’URSS, l’alternative à gauche de la sociale-démocratie que représentaient les partis communistes a perdu en poids électoral. Partout en Europe, de nouveaux blocs ont émergé, mêlant sociaux-démocrates de gauche, altermondialistes et communistes déçus. Cette recomposition a été lente. Dans un premier temps, les figures de gauche au sein des partis traditionnels ont tenté d’infléchir la ligne de l’intérieur. Jean-Luc Mélenchon a participé au gouvernement Jospin et est resté au Parti socialiste jusqu’en 2008. En Allemagne, Oskar Lafontaine a quitté le SPD en 2005 pour fonder Die Linke. Outre-Manche, les travaillistes de gauche, persuadés que le bipartisme les condamnerait au silence s’ils sortaient du Labour, ont longtemps joué la carte de l’influence interne.

Jeremy Corbyn, à la tête du parti entre 2015 et 2020, a bien failli réussir ce pari, malgré l’opposition féroce des blairistes du New Labour, des médias dominants, et les accusations d’antisémitisme brandies comme une arme politique pour discréditer la gauche. Mais depuis son exclusion, les lignes ont bougé. La percée électorale du parti d’extrême droite Reform UK mené par l’architecte du Brexit Nigel Farage atteste de l’effondrement du bipartisme, et les conservateurs se retrouvent désormais derrière les nationalistes dans les sondages. À ce titre, et alors que le gouvernement de Keir Starmer témoigne chaque jour de l’incapacité du social-libéralisme à répondre à la crise actuelle, la création d’un parti à sa gauche paraît judicieuse.

C’est donc tard, mais dans un moment charnière de son histoire, que la gauche britannique entame enfin sa recomposition. Et l’enthousiasme est bien réel : lancé le 24 juillet 2025, le parti, qui ne porte pas encore de nom définitif, revendiquait déjà plusieurs centaines de milliers de soutiens après deux semaines d’existence. Une démonstration claire de l’attente politique que cette initiative est venue combler.

Cependant, l’élan est déjà troublé par des dissensions internes.³ Zarah Sultana a publiquement dénoncé ce qu’elle décrit comme un « boys club sexiste », affirmant avoir été marginalisée dans la direction du mouvement et écartée des décisions concernant le financement et les structures du parti. Corbyn a de son côté rejeté un appel aux adhésions lancé sans son aval, évoquant un « e-mail non autorisé » et saisissant même l’Information Commissioner’s Office. Ces conflits, relayés par la BBC, montrent qu’avant même sa fondation officielle prévue en novembre, le parti est déjà fragilisé par des luttes de pouvoir et des divergences organisationnelles. 

On peut donc s’attendre à ce que le vide politique de la gauche américaine et anglaise soit comblé par des projets ambitieux. Mais l’exemple britannique rappelle qu’il ne suffit pas de susciter l’enthousiasme populaire : il faut aussi construire une organisation solide et unifiée. Même si on ne saurait être trop optimistes, l’engouement envers ces initiatives démontre que, même au cœur de la machine impérialiste, il existe des gens volontaires pour résister sur tous les fronts qui font la gauche. À l’image de Jean-Luc Mélenchon, récemment en déplacement aux États-Unis et au Royaume-Uni, tâchons d’apprendre des expériences de la gauche lorsqu’elle réussit, mais aussi de ses failles, et d’entamer le dialogue internationaliste nécessaire à la lutte contre un capitalisme plus que jamais transnational et solidaire de ses propres intérêts. 

  1.  The Guardian, « Socialist Zohran Mamdani could be New York’s next mayor. This is what the western left could learn from him », Owen Jones, 23 juin 2025.

  2.  Mediapart, « À New York, Trump et les ultrariches en croisade pour éviter l’élection de Mamdani », François Bougon, 18 septembre 2025.

  3.  BBC, « Corbyn and Sultana clash over new party membership », Sam Francis, 18 septembre 2025.