Enfant, j’ai rêvé d’un grand amour. Comme beaucoup de petites filles, on m’a appris à rêver du prince charmant et je me voyais déjà en haut du gâteau de mariage. Pendant longtemps, il m’a semblé que la clé de mon bonheur se trouvait dans l’autre. Un autre masculin, parfait, qui viendrait calmer toutes mes peurs et sécher toutes mes larmes. Je ne pensais pas à qui je deviendrais en grandissant, mais à qui serait l’autre, et aux vides qu’il viendrait combler. Comme beaucoup de petites filles, on m’a appris à chercher l’amour des hommes, et que je ne valais rien sans lui.
À l’adolescence, sur la liste des filles les plus belles de la classe, mon nom apparaissait bien trop bas pour que le miroir me déclare la plus jolie du royaume. Et ce n’était certainement pas Javotte qui avait conquis le prince à la fin. L’amour me paraissait toujours aussi beau, mais il était hors de ma portée. Il aurait fallu que je sois plus grande, plus belle, moins moi. Ce n’était ni une révolution féministe, ni une prise de conscience de mon existence en dehors du regard masculin. C’était une adolescence complexée, terriblement banale, trop sensible aux remarques et aux normes de beauté.
Au début de ma vie d’adulte, je me suis fantasmée en l’une de ces filles. Celles qui multiplient les rencontres. Celles qui couchent sans lendemain. Celles qui n’y accordent pas vraiment d’importance. Celles qui prennent ce qu’il y a à prendre. J’ai souvent cru que j’aurais été plus heureuse en étant comme elles. Je les trouvais fortes, belles, beaucoup plus sûres d’elles. Et pourtant, même en prétendant avoir renoncé à l’amour, je continuais à le chercher. Il me semblait qu’il y avait un secret qu’elles ne m’avaient pas partagé, celui de ne pas s’attacher. Silvina Ocampo, écrivaine argentine, écrivait dans un de ses poèmes « Si j’ai un cœur, c’est pour qu’il brûle ». Et j’avais un brasier dans la poitrine. Je jouais un jeu auquel j’étais toujours perdante. Et à chaque fois que j’osais le dire, l’échec était cuisant : je n’avais pas réussi à m’aimer.
Aime-toi toi-même. L’injonction est claire et paraît si simple, mais en réalité personne n’a la moindre idée de ce que cela veut dire. L’amour de soi est vendu comme remède miracle, qu’on trouverait dans le matcha, le yoga, les produits de beauté… Il ne s’agit pas juste de consommer ; c’est aussi tout un tas de conseils sur ce qu’il faudrait faire pour aller bien. Il faut que je me détache du regard des autres, mais que je m’occupe toujours de mon apparence. Je vais m’accepter moi-même, mais aussi travailler sur mes défauts. Je vais me satisfaire de ce que j’ai, mais aussi m’acheter ce dernier produit self-care. C’est à n’en plus finir d’injonctions paradoxales qui, en fin de compte, ne m’ont jamais appris à conjurer la peur d’être seule.
Ça craint de l’admettre en tant que féministe revendiquée, mais cette peur, je la porte dans ma chair. Celle d’être cette fille-là. Celle à qui on adresse les regards peinés aux repas de famille. Celle à qui on essaie désespérément de faire rencontrer quelqu’un. La vieille fille, quoi. Et ça peut paraître stupide ou insignifiant pour certains, mais je suis la première femme de ma génération à être seule. Ma mère, mes grand-mères et toutes les femmes qui m’ont précédée dans ma lignée sont passées de la maison familiale au foyer conjugal. Des milliers de paires d’yeux du passé me regardaient. J’étais un bug dans la matrice génétique.
Mais la vérité est tout autre et terrifiante: l’être humain n’est pas fait pour être seul et nous avons besoin d’amour. Qu’on le veuille ou non, on dépend les uns des autres. Et aussi fou que cela puisse paraître, il y a quelque chose de magique à dépendre des autres. Je sais vers qui me tourner lorsque j’ai besoin de pleurer. Lorsque j’ai besoin de danser. Lorsque j’ai besoin de parler. Accepter cette dépendance, c’est aussi renoncer à la peur.
Alors j’ai décidé de m’opposer à la peur de la solitude, la peur du rejet, la peur d’être de trop. Et lorsque les larmes étaient trop nombreuses pour couler, lorsque mon corps ne me portait plus pour danser, lorsque ma langue ne voulait pas se délier, ils se sont formés autour de moi. Petite armée gardienne de mon cœur depuis bien longtemps, largement sous-estimée. Ils sont devenus des remparts à une vie beaucoup trop difficile à mener.
C’est peut-être d’eux que Matisse s’est inspiré pour peindre La Danse.
C’est peut-être d’eux que parlent les poètes et les musicien·ne·s.
C’est peut-être ça, mon grand amour, ou plutôt mes grandes amours. Mes amis. Et si c’est cela, être une vieille fille, c’est ok.