On les regarde, dans le métro, le train, en se baladant, ces grandes structures en verre qui sortent systématiquement de terre à côté du périph ou d’un nouvel arrêt de RER. Pas d’aménagement urbain, ou de nouvelles lignes de transport, sans immeubles de bureaux flambant neufs.
Mais ces immeubles sont vides. Ces boîtes en verre, assez laides, ne semblent jamais se remplir et faire vivre les nouveaux quartiers du Grand Paris. Naturellement, pleins de bon sens et d’espoir en nos dirigeants et leurs aménageurs, nous pourrions espérer que des entreprises prévoient bien de s’y installer, et d’amener ainsi de nouveaux emplois et ressources, quand bien même ces champignons brillants ne satisfont aucun besoin des habitants de ces lieux.
Comme on le suspectait, ces immeubles de bureaux resteront probablement vides.
Dans Immobilier hors sol. Comment la finance s’empare de nos villes, Marine Duros¹ a infiltré pendant quelques mois un bureau d’études, employé par les entreprises d’investissement en immobilier de bureaux. Cet ouvrage nous permet d’expliquer la présence de ces champignons en verre pullulant au bord de nos lignes de RER.
Il explique comment nous en sommes venus à construire du vide dans une des villes les plus chères du monde, gouvernée par des socialistes, en proie à une gentrification massive, à l’heure de la lutte contre l’étalement urbain. Marine Duros nous présente les spéculateurs financiers de l’immobilier de bureaux, parasites sociaux dont les pratiques devraient nous appeler aux armes pour occuper ces tours.
Le récit de Duros suit la manière dont l’immobilier de bureaux passe d’un bien patrimonial à un objet financier. Un bien immobilier représentait originellement un investissement de long terme, aux rendements faibles mais constants, et pouvait avoir le même propriétaire pendant plusieurs décennies. Cependant, dans les années 1980, ces biens deviennent trop chers à entretenir en raison des privatisations et des exigences croissantes des investisseurs. Ainsi, les entreprises propriétaires de leurs bureaux préfèrent devenir locataires, et de nombreux immeubles sont vendus. C’est au moment de cet afflux d’immobilier d’entreprise sur le marché que les nouveaux acheteurs décident de procéder à une toute autre gestion de ces biens.
La financiarisation de l’immobilier d’entreprise n’est cependant pas le fait de méchants investisseurs américains, important leurs pratiques néfastes dans nos villes, mais bien d’investisseurs franco-français. Cette initiative est amorcée par les « zinzins », surnom donné aux investisseurs institutionnels en France comme la Caisse des Dépôts ou des compagnies d’assurance originellement publiques. Ces organismes, qui structurent l’économie française, commencent à investir dans les années 1980 dans l’immobilier d’entreprise, soit « en direct » par l’achat d’un immeuble entier, soit par l’achat de morceaux d’immeubles, appelé vente « pierre-papier »².
Alors qu’ils ne représentaient jusqu’à présent que « la cinquième roue du carrosse »³, les départements immobiliers de nos « zinzins » se développent massivement, se destinant à présent à gérer le patrimoine immobilier des investisseurs comme un asset. Cela mène dans les années 1990 à la création de sociétés de gestion d’actifs immobiliers comme Acofi Gestion, puis à la naissance de filiales de gestion d’actifs immobiliers au sein d’entreprises comme Axa.
Ce n’est qu’après la transformation de ce marché patrimonial en un marché financiarisé par des acteurs français institutionnels, soutenus par l’État, que les capitalistes du monde affluent vers Paris pour y déverser leur capital. Les fonds américains ne débarquent pour investir dans l’immobilier de bureau français et francilien qu’après leur propre crise immobilière et financière en 1987, la crise des Savings and loan. Ces investissements ont pu facilement atterrir dans un marché créé et maintenu par nos parasites bleu-blanc-rouge. Les investisseurs étrangers furent d’ailleurs conseillés par les mêmes sociétés de gestion d’actifs immobiliers que nos « zinzins ».
LE BRAS ARMÉ DE LA SPÉCULATION : LES SOCIÉTÉS DE GESTION D’ACTIFS IMMOBILIERS
Responsables majeurs du constat sévère que l’on dresse aujourd’hui, les sociétés de gestion d’actifs immobiliers sont les acteurs de la financiarisation de l’immobilier. Ils « appliquent des techniques de gestion issues de la sphère financière » à l’immobilier d’entreprise, transformant un secteur stable et peu rentable sur le court terme en une vache à lait, dérégulée, désencastrée, inutile. Les sociétés de gestion d’actifs interviennent pour gérer les biens immobiliers des « zinzins », délivrant de larges profits aux investisseurs par la revalorisation et la vente rapide d’immeubles de bureaux dans un contexte de « convention haussière » du marché. Agents de la spéculation, ces sociétés de gestion proposent aussi l’externalisation de la gestion technique et de l’entretien des immeubles pour baisser les coûts matériels.
Duros décrit l’institutionnalisation de ces sociétés de gestion d’actifs, qui légitime et consolide leur entreprise. Ce traitement financier des biens immobiliers configure la ville au gré des aléas du marché d’immobilier d’entreprise. Il appartient aux services de ces cabinets de conseil de transformer notre ville, nos espaces, nos lieux de vie. Entre leurs mains, l’espace ne répondra qu’à leurs besoins, jamais aux nôtres.
Dans la période 2000-2020, ces nocifs parviennent à former une bulle immobilière en survalorisant leurs biens, vide financier qui explique le vide réel de ces immeubles au bord de nos lignes de transport. Duros montre bien que cette survalorisation est due à la structure même du marché de l’immobilier d’entreprise, financiarisé et dérégulé : « de cette architecture institutionnelle ne peuvent découler que des bulles spéculatives et des crises immobilières⁴ ». Ces créateurs de bureaux vides ne savent contribuer à l’aménagement de nos villes que par ces espaces décorrélés des besoins collectifs.
Les asset managers des fonds d’investissement utilisent un nombre assez réduit de leviers pour faire monter la valeur de leur actif immobilier : augmentation du loyer, restructuration de l’immeuble, externalisation de l’entretien, et endettement pour maximiser la rentabilité des capitaux investis par « effet de levier ». Si les taux d’intérêt sont suffisamment bas, emprunter pour acheter plus permet à l’investisseur de réaliser un profit, tant que le remboursement de l’intérêt est inférieur au profit réalisé à la revente. La valeur de l’immeuble de bureaux, quant à elle, est évaluée par un cabinet d’expertise “indépendant” » encadré par la Charte de l’expertise en évaluation immobilière. Le cœur de métier de ces agences représente surtout la vente fréquente et rapide des biens, dans un contexte de montée des prix constante qu’ils participent à entretenir.
Face à des besoins grandissants bien que hors sol, les entreprises de gestion d’actifs immobiliers justifient dès les années 2000 la création de cabinets de conseil en immobilier d’entreprise, les McKinsey de l’immobilier d’entreprise, parasites des parasites, champignons des champignons : BNP Paribas Real Estate, CBRE, Cushman & Wakefield, JLL etc.
Ces cabinets s’occupent de trois étapes clés, qui font de l’immobilier d’entreprise un objet financier. D’abord, l’intermédiation à la vente ou location de biens immobiliers des fonds d’investissement (brokerage), qui représente la majorité du chiffre d’affaires de ces entreprises. Ensuite, l’évaluation ou valorisation des biens immobiliers des fonds (valuation). Cette activité est théoriquement séparée du brokerage par une « muraille de Chine ». Enfin, la production d’études de marché par les analystes (services des études). Ceux-là étudient les « tendances du marché » en des termes bullshiteux comme millennials, flex office, coworking, coliving…
Le nœud du problème se trouve dans la porosité interdite mais bien réelle entre les deux premières activités de ces cabinets, brokerage et valuation. Dans les cabinets de conseil en immobilier d’entreprise, les activités de brokerage et de valuation doivent juridiquement être scindées par une séparation physique et informationnelle pour garantir l’indépendance de l’évaluation des biens. Les cabinets d’expertise en valuation sont majoritairement des filiales de cabinets de conseil en immobilier, moins rentables que les activités de brokerage. Du fait de la faible rentabilité de l’activité d’expertise et de la course à la baisse des honoraires, la scission n’est que « pûrement juridique »⁵. Face aux clients prestigieux, les experts-évaluateurs, moins bien payés que les brokers et aspirant souvent à être employés dans un fonds d’investissement, se plient aux volontés des investisseurs. Ainsi, les experts-évaluateurs et les clients, par le biais des brokers de leur entreprise, s’entendent sur un prix, acceptent collectivement une « convention haussière » ou à la baisse.
Un conseiller en financements immobiliers interrogé par Duros présente la situation en ces termes : « C’est comme si la météo était dite par les gens qui organisent des voyages, ils ne vont pas te dire qu’il va pleuvoir, c’est pas dans leur intérêt, dans leur ADN »⁶.
Les chiffres inventés par les experts-évaluateurs ne servent qu’à justifier et conforter la volonté des investisseurs. Les causes de cette survalorisation sont donc structurelles : l’instabilité intrinsèque des marchés financiers est due à leur caractère auto-référentiel d’après André Orléan. « Les jugements sur l’évolution du prix des actifs ne dépendent que du jugement des acteurs du marché, contribuant à l’alimentation de bulles financières »⁷.
Ainsi, même lorsque des financiers s’inventent des règles et chartes éthiques, ils ne s’amusent pas à les respecter. Mais encore faut-il justifier du vide. Au-delà des quelques tactiques des asset managers, il faut pouvoir légitimer un réinvestissement constant dans le secteur. C’est là qu’intervient la troisième activité des cabinets de conseil qui « façonne des futurs désirables pour les fonds immobiliers ».
Alors que les deux premières étapes regroupent l’activité véritable de ces cabinets, la troisième a la portée symbolique la plus grande : le service des études entretient le récit, excuse la bulle immobilière par l’invention de besoins auxquels viendraient répondre les investisseurs, justifiant ainsi de l’investissement et donc d’une plus-value. Ils alimentent le vide par des présentations Powerpoint insipides auxquels même leurs collègues ne croient pas : « En prédisant de nouveaux besoins des utilisateurs, plus mobiles, nomades et flexibles, ils façonnent un utilisateur qui entre en accord avec les exigences de valorisation du capital immobilier»⁸.
L’un de ces grands récits, qui ferait tiquer l’oreille de tout francilien, porte sur le territoire du Grand Paris, summum de la culture du champignon en verre. Comme l’explique si bien l’un des experts, l’une des phrases Powerpoint préférées de ces nuisibles est que la ville de Saint-Denis est un « territoire qui n’a pas fini sa grosse transformation de l’industrie vers le tertiaire»⁹.
Qu’est-ce que ça veut dire ? Rien, à part justifier la construction de bureaux dans un des territoires les plus pauvres de France. Nouveau front de gentrification, ces tours transparentes permettent de se débarrasser des habitants de Saint-Denis suivant le mythe de « mixité usuelle ». Quelles opportunités ces immeubles pourraient-ils bien offrir aux habitants s’ils restent vides ?
Maintenant que les prix de l’immobilier de bureaux ont chuté avec l’explosion de la bulle immobilière qu’ils ont créée, ces spéculateurs proposent à l’État et aux collectivités de transformer leurs monstres de verres en logements, moyennant des aides publiques.
Mais ils ne construiront pas n’importe quels logements. Ils proposent à présent de faire apparaître des résidences spécialisées délivrant des services. Ce type de logement se décline en plusieurs formes nauséabondes : espaces de coliving à mille euros la chambre, résidence senior (mais qui rejette dans les EHPAD les habitant·e·s avec de réels besoins), chambres étudiantes hors de prix… Ces résidences ont surtout le grand avantage de leur permettre de contourner l’exigence d’habitat social dans la construction de nouveaux logements.
La « ville réversible » que nous content ces créateurs de récits financiers leur permettrait de s’absoudre de leurs immeubles vides par une nouvelle forme de spéculation. Et ils ont le culot de demander de l’argent public pour que le fruit de leur spéculation puisse continuer à leur délivrer des profits. tout en restant misérablement vide ou inaccessible.
L’espace urbain n’est ni vierge, ni neutre, et ne peut être vide. Ces promoteurs et fonds d’investissement ont érigé ces immeubles en verre comme exutoires pour leur capital. Ils ne sont certainement pas remplis d’humains, mais demeurent des manifestations physiques de leur pouvoir sur nos lieux de vie, notre espace, notre ville.
La ville, comme David Harvey l’a si bien dit, est un espace où se déploie et se mène la lutte des classes. Pour le citer, « Tant que nous ne serons pas prêts à définir [le droit à la ville] en termes de classe, les hommes politiques iront toujours du côté du promoteur»¹⁰. Défendre notre droit à la ville nécessite de produire des contre-expertises, comme l’a fait Duros, contre les grands projets inutiles, d’exiger des réquisitions, et d’amener au pouvoir des élu·e·s de gauche qui ne s’endormiront pas au volant. La lutte contre ces spéculateurs est constante, tant dans nos lieux de travail que dans nos lieux de vie. Parce qu’il n’y a pas de vide urbain : il n’y a que des espaces appropriés par la finance et décorrélés de nos besoins.
Marine Duros, Immobilier hors sol. Comment la finance s’empare de nos villes, Paris, Raison d’Agir, “Microcosmes”, 23 mai 2025.
Plusieurs investisseurs peuvent diviser un bien immobilier en parts ou titres, à la manière des actions d’une entreprise. Des dispositifs réglementaires, créés dans les années 2000 comme le statut de sociétés immobilières d’investissement cotées (Siic), ou largement libéralisés, comme la société civile de placement immobilier (SCPI), facilitent et encouragent la financiarisation de l’immobilier, sous les yeux bienveillants de nos législateurs.
Marine Duros, op. cit., p. 39.
Id., p. 170.
Id., p. 115.
Id., p. 96.
Id., p. 170.
Id., p. 92.
Id., p. 94.
Institut La Boétie, « Chaire de David Harvey #2 : dialogue avec Jean-Luc Mélenchon VF » [Vidéo], 12 avril 2023, YouTube.