NUMÉRO 1 : LE VIDE

Wild flowers of Palestine. Palestine arums (arum palaestinum Boiss), American Colony (Jerusalem), Photo department

JOSÉPHINE ET TONIO

FICTION

MARIE LAVEZZI

Joséphine et Tonio se sont rencontrés à vingt-cinq ans. Comme dans les films, ils sont tombés amoureux tout de suite et très fort, peut-être parce qu’ils n’avaient jamais trouvé meilleur miroir à leur souffrance. Dans la fleur de l’âge, ils étaient déjà abîmés par une longue vie de malheurs et avaient en commun de ne pas savoir comment la porter.

Joséphine avait vu sa mère mourir sous ses yeux d’enfant. L’impact avait fait voler en éclats le pare-brise en même temps que l’illusion d’un bonheur sans accrocs. Trop jeune, elle n’avait pas compris tout de suite si tant est que l’on puisse vraiment comprendre ces choses-là , et en suçant son pouce le soir, elle esquissait un sourire derrière lequel transparaissait une conviction secrète, comme un pacte indicible :

“maman va revenir me chercher”

Tonio, lui, n’avait pas, à proprement parler, perdu de parent ; c’est plutôt qu’il n’en avait jamais eu. Son père, qu’il partageait avec une ou deux dizaines d’enfants, avait toujours pris l’affection en dégoût et sa mère, pâle et fantomatique, n’avait jamais vraiment eu conscience de sa propre existence. Parfois, sur la terrasse de l’appartement miteux dans lequel elle survivait tant bien que mal avec ses trois enfants, elle enjambait la rambarde et s’imaginait rejoindre un monde plus calme. Mais les cris alarmés de Tonio la ramenaient à une réalité moins douce et, une fois de plus, elle se ravisait. Elle soupirait : peut-être la semaine prochaine.

Alors tous les deux, ils étaient partis aussi vite qu’ils avaient pu, tête baissée, un pas devant l’autre. De toute cette histoire, je n’ai que des bribes, comme des petits morceaux de rien sur lesquels on plaque des images, des chansons, des scènes de film. Je vois Tonio et Joséphine danser sous les néons violets d’une boîte gay, insensibles aux regards, aux heures qui passent et à la misère. Là, le souffle haletant et la sueur dans les cheveux, c’est comme s’ils naissaient à peine, enfin nus, enfin libres. Ensemble, plus jamais seuls. Ils n’ont pas besoin de s’embrasser pour savoir, mais ils s’embrassent quand même. Le monde a disparu ce soir-là, et d’une certaine manière il n’est jamais revenu. Peut-être qu’il est là, le point de départ. Si le monde n’avait pas cessé d’exister, Joséphine et Tonio n’auraient sans doute pas pris la regrettable décision de concevoir un enfant trois mois plus tard.

Un beau mardi matin d’août, je suis venue au monde, toute rose et tout sourire, avachie dans la candeur infantile, toute puissante, sans mensonge ni vérité, béate dans l’inconscience indolore d’être un enfant du vide, un enfant pour remplir. On ne souffre pas de ces choses-là quand on est un bébé. Le vide ne grignote pas le vide, il patiente, caché dans son berceau, presque bienveillant dans son silence, mais toujours sur ses gardes dans l’attente qu’on existe un peu mieux. 

Ils savaient bien que j’étais là pour les sauver. Mains dans les mains dans leur cercle salé je les vois, pathétiques et frissonnants, les lèvres tremblantes d’incantations murmurées ; faibles, précipités par le désespoir, ils m’invoquent, comme un dernier recours, une dernière prière, comme si le fruit de leur misère pouvait faire leur rédemption. Je ne les sauverai pas pourtant. 

Joséphine a beaucoup réfléchi à tout ça. Assise dans le petit jardin, son nourrisson sur les genoux, elle écoutait la mer en contrebas mourir sur les rochers et elle réfléchissait. Il faut dire qu’il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire. La maison était modeste, pas très grande, mais on vivait dehors de toute façon alors c’était le jardin, ce petit bout de falaise, qui comptait vraiment. Il n’était pas grand non plus mais quand on s’asseyait là, c’était comme si on surplombait le monde et ça rassurait Joséphine de surplomber le monde, parce qu’elle n’avait pas vraiment signé pour cette vie de recluse ni pour ces longues journées à attendre que Tonio daigne rentrer. Au moins, perchée sur son piédestal de verdure, royale, elle se donnait l’illusion d’avoir une prise sur les choses. Mais happée par le silence corse, loin du vacarme parisien, elle ne pouvait plus vraiment faire semblant de ne pas se voir et j’étais là, comme un petit rappel gazouillant de tout ce qui l’avait menée à cette vie morose. Tonio était heureux, lui, pathétique dans ce faux bonheur de surface qu’il était trop occupé à se forger pour remarquer Joséphine, abandonnée à son jardin. 

Bien sûr, cette vie n’a pas duré longtemps. Après un an ou deux il a bien fallu qu’elle admette qu’on ne serait pas une famille IKEA dans sa cuisine toute propre, qu’elle ne trouverait dans le silence que le vacarme de ses angoisses et dans les joies ordinaires qu’un sédatif à l’existence.

Je suis retournée voir cette maison il y a quelques années, par curiosité et surtout parce que Tonio a insisté, tout fier de lui et de son illusion d’accomplissement, qui n’a pourtant jamais trompé personne d’autre que lui.

“On avait de la chance d’être ici, c’était la belle vie”

Au bord de la falaise, devant la petite clôture en bois, j’ai froidement observé ce qu’il reste de la maison dont je ne me souviens pas et ce qu’il ne reste plus de son bout de jardin décimé par un orage. Ravagée par les vagues qui avaient le temps d’un soir englouti la falaise, la maison titubante s’était endormie seule sur son terrain déraciné. Tonio, prouvant encore une fois qu’il n’avait jamais rien su voir, l’a dite méconnaissable. Je l’ai pourtant reconnue du premier coup d’œil, cette maison qui ne faisait plus semblant d’en être une vraie, qui s’était enfin laissée voir pour ce qu’elle était. Comme nous, elle avait accepté sa défaite. Non ce n’était pas la belle vie d’être ici, dos au gouffre d’où montait l’écho des vagues, qu’on ignorait pour faire semblant d’être à l’abri du vide. On l’avait presque tous compris.