« Tu agonisais dans les miroirs et tu n’as pas arraché de ton visage le visage de ta mère »
Antonio Gamoneda, Pierres gravées
Dans le portrait qui révèle la décrépitude de son vrai visage, Dorian Gray se regarde mourir. Dans le miroir qui autrefois appartenait à une autre, la narratrice anonyme de Rebecca ne voit que l’ancienne femme qu’elle ne peut remplacer. Auprès de son conseiller trop honnête, la méchante reine comprend que c’est la beauté de Blanche-Neige qu’elle doit jalouser. En littérature comme au cinéma, les miroirs seraient bien inutiles s’ils ne reflétaient que ce qu’il y a devant eux. Ils sont presque toujours instance de révélation : ils montrent une vérité crue que l’on se refuse à accepter, ils font tomber les masques et dissipent les illusions, ils mettent en évidence la face cachée du monde. Même lorsqu’ils ne montrent rien, ils dévoilent les supercheries : les vampires n’ont pas de reflet. Seule l’image de Narcisse dans l’eau s’obstine à lui confirmer la bonne opinion qu’il a de lui-même ; il s’y noiera.
Impossible, alors, qu’un miroir ne soit rien d’autre qu’une substance plate et réfléchissante. S’il est capable de montrer des éléments de réalité supplémentaires, ou de dépouiller de leur fausseté les illusions qui se présentent à lui, il revêt nécessairement une profondeur, une autre dimension à laquelle on accède par sa contemplation. Et s’il y a profondeur, s’il y a une matière vivante entre la surface et le tain, alors la traversée est possible. C’est là que le voyage commence.
ASSOIFFÉE DE CRISTAUX LIQUIDES
On le sait plus ou moins, mais une fois rentrée du pays des merveilles, Alice rempile pour un deuxième voyage. Through the Looking-Glass, and What Alice Found There (littéralement “De l’autre côté du miroir, et ce qu’Alice y trouva”) est publié en 1871, six ans après la première aventure. Lewis Carroll n’avait pas pensé le premier opus pour un public enfantin, mais force fut de constater que sa maîtrise du merveilleux, si elle divertissait pendant les gausseries de salon, a surtout convaincu le jeune public. Cela vaut bien une suite, aux péripéties non moins abracadabrantesques — Rimbaud invente le mot la même année. Mais cette fois, point de terrier de lapin, encore moins de chute vertigineuse : Alice se demande ce qu’il y a derrière le miroir de son salon, et bascule instantanément dans un monde inversé. La traversée est d’une étonnante spontanéité. Il n’y a pas de processus, pas de bascule ; Alice est saisie d’une double évidence, à la fois concernant son projet de traversée et la manière de procéder. Elle se retrouve sur le manteau de la cheminée sans trop savoir comment, et à peine y pense-t-elle que déjà le surface se met à « fondre », devient « une brume brillante et argentée », et la voilà de l’autre côté. Tout se passe le plus naturellement du monde : d’un côté, puis de l’autre, sans transition ou à peine.
La transformation du miroir en « brume » relève de la sublimation, c’est-à-dire du passage de l’état solide à l’état gazeux, directement, sans passer par l’état liquide. C’est pourtant une étape indispensable pour traverser certains miroirs, notamment ceux de Cocteau. Dans Le Sang d’un poète, moyen-métrage de 1930 programmatique de son Orphée qui sort vingt ans plus tard, un poète manifestement désœuvré s’échappe de sa chambre solitaire en traversant un miroir qui mène « à l’hôtel des Folies dramatiques ». La traversée est autrement plus mouvementée que chez Alice : il faut d’abord un basculement de la gravité pour que le miroir ne soit plus posé contre le mur et que le poète puisse y chuter, puis, quand il lâche l’encadrement pour plonger, la vitre devient instantanément liquide et l’engloutit — en physique, c’est la fusion. Pour le poète comme pour Alice, qui ont l’ennui et l’oisiveté en commun, le mouvement décisif, c’est la disponibilité, la disposition à la traversée. Le changement d’état de la matière n’implique pas de décision consciente ou d’action particulière ; lorsque le personnage a l’idée du voyage, le miroir s’y plie commodément. Pour qu’une projection dans l’ailleurs soit possible, il faut le vouloir, et c’est tout.
C’est ce qui rend la matière du miroir pour le moins instable. D’aspect solide, avantageusement aqueux ou gazeux pour ouvrir le passage, il a quelque chose du cristal liquide, cet état de la matière un peu trouble, aux frontières entre liquide et solide cristallisé, et qui brille. Cette substance changeante rend la traversée du miroir aussi fascinante qu’inquiétante : sa surface est friable, les secrets qu’il cache attirent, mais si l’on franchit ce rideau d’ombre, est-on sûr d’en revenir ? Les cristaux pourraient se resserrer, et nous enfermer dans le rêve.
JE RÊVAIS D’UN AUTRE MONDE
Cette angoisse confuse se matérialise par la création d’un espace transitoire, liaison symbolique entre le vrai monde et son envers. Après sa traversée, Alice atterrit dans « the Looking-glass room », « la pièce du Miroir » ; le miroir ne donne pas immédiatement accès à un autre univers, mais d’abord à l’espace même qu’il reflète. Aucune transfiguration pour l’instant, pas de décrochage temporel ou spatial, seulement une symétrie que la traversée du miroir épouse. Les meubles sont les mêmes, la cohérence du système initial est préservée, c’est la pièce de l’adaptation. Au cinéma, il n’y aurait pas besoin d’effets spéciaux pour figurer cette scène : on pourrait se contenter de deux pièces jumelles avec une ouverture entre les deux.
C’est d’ailleurs le procédé que choisit Cocteau pour emmener Orphée aux Enfers. Cette fois, pas d’acrobaties de circassien comme dans Le Sang d’un poète ; Jean Marais, guidé par la Mort, pose une main fébrile sur la surface qui se liquéfie et dessine sur le reflet de son visage quelques rides concentriques. Puis, contre-champ, on est dans une pièce noire et sans contours, espace liminaire qui permet à Orphée de s’engager dans ce qui ressemble fort à un trou dans le mur. Derrière lui, on voit la chambre où il se trouvait, désormais inversée – le spectateur est devenu le miroir. Comme lui, il peut désormais voir l’envers des choses. Dans la pièce du Miroir, Alice accède à des réalités cachées : elle remarque pour la première fois que derrière l’horloge posée sur la cheminée se dessine « le visage d’un petit vieillard, qui lui sourit ». Or, certes elle le remarque une fois qu’elle a traversé, mais dans le vrai monde, le miroir reflétait déjà cet envers de l’horloge et le bon sourire du petit vieux. Le monde du Miroir n’est pas un autre monde que celui de la maison normale d’Alice, il ne s’agit au fond que d’un jeu sémantique pour simuler l’échappée. L’auteur s’amuse de la différence entre les deux espaces et des codes qui s’inversent, mais les codes du Miroir sont déjà contenus dans le vrai monde, simplement, il fallait les « lire à l’envers » pour être capable de les comprendre. D’ailleurs, l’objet prend vie quand on en découvre la face cachée ; Toy Story reprendra, un siècle plus tard et sans le truchement du miroir, ce basculement dans l’espace de l’imaginaire où soudain la magie opère.
En explorant la pièce jumelle, Alice trouve un « livre du Miroir », d’abord indéchiffrable, mais dont les mots inversés « se mettront tous dans le bon sens » si elle les met, justement, devant le miroir. Il n’y a donc pas seulement révélation de la vraie nature des choses : les objets qui habitent le monde du miroir deviennent des objets spécifiques à lui, permis uniquement dans le contexte qu’il offre. C’est une dimension de la réalité dans laquelle la logique est subvertie, mais où tout reste en cohérence avec soi-même. Voilà les deux principes nécessaires à l’évasion : l’espace rêvé est à la fois en rupture et en continuité avec le monde “normal”, il nous y arrache sans tout bouleverser, il le brusque mais répond tout de même à sa propre logique interne. Ce n’est pas un chaos ; pour que l’imagination puisse se projeter, il faut proposer à l’esprit une variation sur un système connu. Si rien du monde tel qu’on le connaît ne s’applique plus, il y a étrangeté, donc angoisse.
L’angoisse, on y est résolument chez Cocteau. Ce n’est pas qu’il y ait suspense à proprement parler : le mythe est connu, sa fin, inévitable. On ne craint pas ce qui risque de se produire, mais le reflet lui-même, ou plutôt ce qu’y plonger implique. Le choix du miroir comme porte vers les Enfers n’est pas un hasard puisque, pour retrouver Eurydice, Orphée doit s’affronter. Le grand-oncle d’Ophélie, la jeune passe-miroir du chef-d’œuvre éponyme de Christelle Dabos, l’explique à sa petite-nièce en ces termes : « Il faut des tripes, t’sais, pour se regarder droit dans les mirettes, se voir tel qu’on est, plonger dans son propre reflet. Ceux qui se voilent la face, ceux qui se mentent à eux-mêmes, ceux qui se voient mieux qu’ils sont, ils pourront jamais. ». Ophélie s’en étonne : « Elle avait toujours passé les miroirs de façon intuitive, elle ne se trouvait pas particulièrement courageuse. ». Comme Alice, Ophélie sait naturellement se projeter dans l’ailleurs ; c’est peut-être la puissance imaginative propre aux enfants qui liquéfie les miroirs pour eux, leur rend la traversée facile. En plus de la disponibilité requise pour que la magie opère, il faut aussi une curiosité pour ce qu’il y a de l’autre côté. Orphée, lui, n’est pas curieux, il sait et redoute ce qu’il va y trouver. L’angoisse est double : à la fois crainte de ce qui l’attend, et terreur de la confrontation à soi-même. C’est l’angoisse kierkegaardienne, vertige de la conscience de soi, engendré lorsque « l’homme prend connaissance de lui-même en se prenant en charge»¹. En passant cette porte, Orphée est désormais responsable, non seulement du retour d’Eurydice, mais de sa propre image face à laquelle il ne peut plus mentir. Et ce qu’il risque d’y découvrir, c’est qu’il ne tient pas tant que cela à ramener Eurydice car, amoureux de la Mort comme on le serait tous de Maria Casarès, il traverse le miroir davantage pour la suivre que pour sauver sa promise. D’où le commentaire d’Heurtebise, passeur flegmatique et doux qui lui rappelle, à son retour, de se « méfie[r] des miroirs », ce à quoi Orphée répond « Je ne vous le fais pas dire ! ». Heurtebise parlait bien sûr du reflet d’Eurydice, qu’Orphée doit éviter de voir à tout prix sans quoi elle retournera aux Enfers, pour de bon cette fois. Mais Orphée n’entend d’abord dans ce commentaire que le danger de son propre reflet, puisqu’il sait désormais quel vertige il y a à vraiment se voir.
JE TE REGARDE COMME POUR LA PREMIÈRE FOIS
Cela semble évident ou naïf, mais l’auto-contemplation dans un miroir est le seul moment de la vie où l’on voit ses propres yeux. Disons plutôt, où on les voit vivants : lorsqu’on se voit en photographie, on s’observe en tant qu’objet, certes nos yeux sont visibles sur le cliché, représentation figée de nous-mêmes, mais notre regard n’y est pas, il est encore dans l’acte de contemplation de la photo. La partition sujet/objet est très nette : on est devenu objet en étant photographié, on est sujet quand on observe le résultat. Mais dans le miroir, tout se brouille, puisque le sujet se trouve des deux côtés, se mesure à lui-même, il s’objectifie en s’observant mais ce qu’il voit est aussi un sujet regardant. C’est un premier vertige, déroutant : en temps normal, lorsque je suis sujet, je vois le monde, lorsque je suis objet, je suis regardé, dans le miroir je suis les deux, et aucun à la fois, et je me noie. Décidément, « les miroirs feraient bien de réfléchir un peu plus avant de renvoyer les images ». Cette phrase leitmotiv des deux films de Cocteau dit ce vertige, et le danger qu’il y a à s’abîmer dans ce trouble de l’être. Mais se regarder, c’est aussi se repositionner : soudain, je vois en même temps mes yeux regardants et mon corps regardé, je m’incorpore, mon image prend vie. Vertige aussi, mais moins abyssal ; c’est une soudaine conscience de mon intégrité en tant que corps vivant.
Si ce constat est possiblement joyeux, il est bien vite corrompu par une violente conscience de mortalité. Dans Orphée, Heurtebise, ange de la Mort et donc familier de la question, livre au protagoniste « le secret des secrets » : « les miroirs sont des portes par lesquelles la Mort vient et va. Du reste, regardez-vous toute votre vie dans un miroir, et vous verrez la Mort travailler, comme les abeilles dans une ruche de verre. ». Une photographie est atemporelle, ne connaît de dégradations que celles du papier ; en revanche, mon image vivante, c’est mon image qui peut et va mourir. C’est pourquoi la littérature jeunesse s’approprie le miroir comme un symbole radicalement différent. Pour les petite fille et jeune femme que sont Alice et Ophélie, le passage du miroir symbolise les premières matérialisations d’une corporalité active, énergique, pleine de possibles. En traversant la glace, elles se confrontent certes à elles-mêmes mais se découvrent puissantes, exploratrices de nouveaux espaces. Les deux romans dessinent les contours de l’adolescence, qui regarde confusément un corps encore trouble mais s’émeut de son potentiel. Mais pour les grandes personnes, rien n’est plus pareil ; l’unicité et l’agentivité du corps étant acquises, il reste l’angoisse de sa décrépitude. Alors, traverser le miroir, c’est embrasser l’angoisse, la conjurer en l’acceptant : ce reflet qui me trouble et m’inquiète, qui est à la fois moi et issu de moi, je m’y plonge pour me fondre en lui. Ce qui provoque le malaise, c’est l’écart infinitésimal entre le corps et son image ; en les réunissant, on tente de se rencontrer.