Le 31 mai 2025, le Paris Saint-Germain a remporté la première Ligue des Champions de son histoire. À Paris, la célébration a donné lieu à une violente riposte policière, et la nuit a été marquée par des affrontements, des dégradations et des interpellations. Au-delà de la criminalisation systématique des réjouissances populaires, cette soirée a révélé un malaise profond : l’incapacité persistante de la capitale à tolérer la présence, dans son centre, des “jeunes de banlieue”.
Depuis au moins deux ans, le Paris Saint-Germain a engagé une vaste campagne d’investissement et de valorisation du football francilien. Il faut reconnaître qu’en privilégiant exclusivement le recrutement de stars étrangères, le club s’était longtemps privé d’un vivier exceptionnel : l’Île-de-France, première région d’origine des footballeurs professionnels dans le monde¹. C’est en grande partie grâce à cette stratégie de recentrage sur Paris et sa banlieue que le PSG a su convaincre l’Europe entière, jusqu’à remporter la Ligue des champions. Naturellement, le public issu de la banlieue parisienne s’est senti valorisé par cette nouvelle politique : Ousmane Dembélé, Désiré Doué, Warren Zaïre-Emery ou encore Bradley Barcola, s’ils ne viennent pas tous de la banlieue parisienne, sont tous issus de l’immigration et favorisent chez de nombreux supporters un sentiment d’identification renforcé. Ces jeunes joueurs ont même bénéficié des éloges de la presse française pour ne pas avoir fait les “marioles” sur le terrain et en dehors, se démarquant du stigmate apposé aux joueurs de foot au style trop affirmé et au langage jugé trop vulgaire. Kylian Mbappé avait lui-même été encensé pour sa maturité et son sérieux, comportement supposément inattendu pour le jeune Bondynois d’origine algérienne et camerounaise.
Le club de la capitale, s’il capitalise sur le sentiment d’appartenance des jeunes de banlieue, reste pourtant l’un des clubs de football les plus riches et élitistes du continent, avec des prix de billets au Parc des Princes démesurés et inadaptés au pouvoir d’achat des supporters². Le 30 juin 2011, le Qatar, via sa filiale Qatar Sports Investments (QSI), rachète 70 % des parts du PSG, une opération qui n’aurait pu aboutir sans l’appui décisif de Nicolas Sarkozy³. Depuis lors, le club s’est progressivement affirmé comme une vitrine du luxe parisien, transition déjà amorcée sous Canal+ mais amplifiée avec l’arrivée des Qataris⁴.
La victoire du PSG a été un moment fort pour une partie de la jeunesse racisée de la banlieue parisienne, mais cet attachement populaire, s’il permet au club de remplir son stade, est très éloigné de l’image qu’il veut renvoyer au monde. Compter des stars françaises d’origine ivoirienne ou malienne dans son effectif n’a pas fait du club parisien un espace de promotion inclusif de la diversité des jeunes franciliens. Ce revirement sportif et marketing par un club-État opportuniste, devanture aseptisée au régime du Qatar, ne s’inscrit pas dans une valorisation en profondeur du football des quartiers populaires. Comme le disait Youssoupha en 2012 : « L’argent fait oublier la race : à Paris un Arabe pauvre reste un Arabe, un Arabe riche, ça devient un Qatari ».
La municipalité parisienne cultive également cette identité populaire et immigrée ; la gouvernance socialiste ininterrompue depuis Bertrand Delanoë a permis cette valorisation du vivre-ensemble-multiculturel. Des expositions, des rues renommées Martin Luther King ou Rosa Parks ou encore des réunions publiques organisées par la mairie laissent entrevoir une politique de valorisation de la présence des populations immigrées ou issues de l’immigration à Paris. Marquée par une mise en avant d’une “vie de quartier” dont l’animation serait supposémment renforcée par la présence des populations immigrées, cette politique de la mairie de Paris est également à l’origine d’une partie de la gentrification à marche forcée qui touche l’est parisien. Comme pour le Paris-Saint-Germain, cette identité populaire est marchandisée et devient un argument de vente pour la mairie. La promotion de la diversité va d’ailleurs bien souvent avec l’exclusion des habitants censés l’incarner. Lorsqu’une rue du 19e arrondissement est rebaptisée du nom d’Aimé Césaire, on peut être certain que la proportion de classes moyennes supérieures blanches va augmenter presque automatiquement dans les années qui suivent. Chaque année, Paris perd plus de dix mille habitants, et ce sont dans l’écrasante majorité des cas des familles de classes populaires qui sont contraintes de quitter l’intra-muros.
À l’exclusion économique favorisée par le marché de l’immobilier s’ajoute un autre facteur essentiel pour comprendre les heurts du soir du 31 mai 2025 : la gestion policière des banlieues lorsqu’elles franchissent le périphérique. Dans une capitale plus que jamais muséifiée, la présence des pauvres dérange. Quand elle s’exprime lors d’événements comme les manifestations des Gilets jaunes ou les célébrations de la victoire de l’Algérie en Coupe d’Afrique des nations⁵, les pouvoirs publics réagissent systématiquement par la répression. Le rapport de forces s’installe aussitôt : en sortant des lieux qui leur sont implicitement assignés, comme Châtelet, les jeunes issus des banlieues sont immédiatement considérés comme suspects. « Que font-ils là ? », « Ils veulent foutre le bordel », « Ils cherchent sûrement l’affrontement avec la police » : ces soupçons forment le sous-texte de chaque contrôle⁶, de chaque présence policière renforcée.
Traverser cette frontière invisible est déjà, aux yeux des forces de l’ordre, une insubordination qui justifie contrôles d’identité, intimidation, voire violence. À l’instar des protagonistes de La Haine, ces jeunes hommes savent très bien que leur place ne se trouve pas dans Paris intra-muros. Leur simple présence devient alors un acte politique. C’est dans cette logique qu’il faut lire les nombreuses publications sur les réseaux sociaux qui, dès avant le match, prédisaient que la victoire du PSG entraînerait des « débordements ». Conscients d’être habituellement exclus de cet espace, les jeunes savaient qu’en venant en nombre dans Paris le 31 mai, ils seraient aussitôt confrontés à l’hostilité policière. Cette venue avait en elle-même valeur de provocation face à une règle tacite mais solidement ancrée. Les commentateurs des chaînes en continu ont raison : ces jeunes viennent pour célébrer mais aussi pour vérifier la matérialité de leur exclusion, et quel meilleur moyen pour cela que de se confronter à la police ? Quand ces jeunes lui font face et entendent dans le mois qui suit les chroniqueurs de BFM, de LCI et de CNews les insulter, alors seulement peuvent-ils dire “J’ai la preuve, j’ai la preuve irréfutable du rejet”.
Il a fallu que les Gilets jaunes traversent la France et viennent sur Paris pour qu’ils réalisent que la question n’était pas celle du prix de l’essence. La répression policière et le mépris des dominants leur ont montré que leur révolte s’inscrivait dans un contexte de lutte des classes. Difficile de ne pas voir une continuité historique entre les émeutes de 2005, les Gilets jaunes et le soir du 31 mai 2025 : Paris est un espace qui, sans le dire, refoule brutalement les pauvres, et plus brutalement encore les Noirs et les Arabes pauvres. Dans cette ville où plus de cent Algériens ont été assassinés par la police le 17 octobre 1961⁷, les réflexes répressifs ont la vie dure.
Traverser la frontière invisible est donc l’étape nécessaire à ce que le décor tombe et que, derrière la façade de promotion de la diversité, les pouvoirs publics montrent leur vrai visage, celui de la ségrégation sociale et raciale. Il n’est pas question de football ici, il est question d’un grand mensonge : le rêve plus grand que promet le PSG n’est pas pour tout le monde et la ville lumière ne réserve son éclat qu’à quelques-uns.
L’Île-de-France fournit à elle seule 10 % des joueurs évoluant dans les cinq grands championnats européens. Cette surreprésentation se retrouve également dans les sélections nationales, notamment à l’Euro et à la Coupe d’Afrique des Nations, et dans l’équipe de France, majoritairement composée de joueurs franciliens. Paris et sa banlieue ont ainsi supplanté la région de São Paulo comme premier bassin mondial de formation.
Une étude de l’UEFA a révélé que le coût moyen pour assister à un match au Parc des Princes, antre du Paris Saint-Germain, s’élève à 140 euros, soit le tarif le plus élevé d’Europe. À titre de comparaison, les supporters de Tottenham déboursent en moyenne 101 euros par rencontre, ceux du FC Barcelone et du Real Madrid 91 euros, et les fans de l’Olympique de Marseille seulement 43 euros.
Une enquête judiciaire ouverte en 2019 par le Parquet national financier porte sur des soupçons de « corruption active et passive », « blanchiment » et « recel » liés à l’attribution controversée de la Coupe du monde 2022 au Qatar. Nicolas Sarkozy est notamment mis en cause pour son rôle présumé dans un pacte corruptif avec le Qatar, pacte datant de l’acquisition par l’État pétrolier du club de la capitale française.
La Fouine feat Sniper et Youssoupha, Paname Boss.
« CAN 2019 : la qualification de l’Algérie a dégénéré sur les Champs-Elysées », FranceInfo, 12 juillet 2019.
Les jeunes hommes perçus comme « Noirs ou Arabes » ont en 2016–2017 une probabilité 20 fois supérieure d’être contrôlés par rapport au reste de la population, selon le Défenseur des droits. « Contrôles d’identité : les jeunes 7 fois plus contrôlés que le reste de la population », Simon Auffret, Le Monde, 13 février 2017.
Lors de la manifestation pacifique organisée par le FLN à Paris le 17 octobre 1961 contre le couvre-feu imposé aux Algériens, la police parisienne, sous l’autorité du préfet Maurice Papon, réprima violemment les manifestants. Au moins une centaine d’entre eux sont tués, des dizaines de corps ont été retrouvés dans la Seine.