NUMÉRO 1 : LE VIDE

Manifestation de soutien à des sans-papiers de Lille, le 7 janvier 2013, photo de Matou91

LE FLOU LÉGISLATIF, UN INSTRUMENT DE LA RÉPRESSION MIGRATOIRE

ANALYSE

ROMAIN*

 

“Immigration” et “vide” : voilà deux notions dont vous pressentez, je pense, difficilement la connexion. Et si  vous parvenez à en identifier une, permettez-moi de deviner d’avance que vous ne répondrez pas par l’affirmative. Vous direz logiquement que le vide, c’est-à-dire de quelque chose dépourvu de contenu, un espace où il n’y a rien, n’est pas une notion utile à convoquer pour parler de l’immigration. Et de prime abord, vous aurez raison.

Deux notions qui ne vont pas ensemble ? Ou l’hyperactivité législative du droit de l’immigration

Il n’y a pas besoin d’un doctorat de l’École des hautes études en sciences sociales pour voir à quel point ce sujet est chargé de sens politique et symbolique, ne serait-ce que par l’attention politique et médiatique qu’il focalise. Entre les responsables politiques intéressés par-delà les clivages politiques attendus et les éditorialistes épris de zèle raciste ou commercial, il semble s’être créé un certain consensus autour d’une menace qui doit convoquer la peur plus que d’autres : la « submersion migratoire ». Rendue ostensible par les images de files indiennes de migrant·e·s à l’Est ou de bateaux de fortune bringuebalés par les vagues de la Manche et de la Méditerranée, cette menace inquiète d’autant plus qu’elle est perçue comme une lame de fond, plus silencieuse ou moins explicite que son spectacle visuel chaotique et désordonné, caractérisée par une spoliation du tribut national qui se fait quotidiennement, partout, tout le temps et contre toute la communauté nationale. L’immigration cesse ici d’être la fuite de la crise ou la souffrance du départ et devient alors l’emploi volé aux Français chômeurs, le RSA indûment payé par les Français qui cotisent le fruit de leur travail, ou encore le logement social ôté des mains des Français les plus nécessiteux, pour y loger la famille qui attend patiemment son dû au bled. Le narratif ainsi créé, misant ainsi sur un danger protéiforme, immanent, répond à un objectif politique très clair : indigner les Français face à l’injustice qui leur est infligée par une population catégorisée comme “fraudeurs”, dont l’on s’imagine alors l’attroupement par millions aux guichets d’aide sociale pour voler le fruit du travail national. Il s’agit d’orienter, canaliser, diriger cette foudre populaire vers les options politiques à droite et à l’extrême-droite de l’échiquier politique qui se proposent pour réprimer ce mal. Les médias portent ainsi une lourde responsabilité dans l’ « inquiétude » populaire à l’égard de l’immigration ou encore dans les scores élevés du Rassemblement national aux dernières échéances électorales. Car évidemment, à l’heure où 71% des Français font confiance à la télévision pour s’informer politiquement, ça marche¹ : à en croire la dernière enquête Ipsos sur Ce qui occupe les Français, “l’immigration” préoccupe, en juin 2025, presque un quart de la population française², et l’inquiète de manière continue depuis plusieurs années. 

De ce circuit procède assez logiquement l’initiative juridique profuse de ces dernières années, dont le jalon récent le plus marquant a été l’énième attaque contre l’Aide médicale d’État que le gouvernement Bayrou allait proposer dans le budget 2026, avant que le Premier ministre ne perde heureusement son vote de confiance³. Nous pouvons également retenir la circulaire Retailleau du 2 mai 2025 qui durcit les conditions d’accès à la nationalité française. Cette hyperactivité réglementaire est le mieux résumée par l’ex-Ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin dans son exposé des motifs du projet de loi « Contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » de décembre 2023, qui illustre par ailleurs l’état d’esprit de 80 ans de politique migratoire : « Comment peut-on sciemment s’opposer à des dispositions qui nous permettront d’expulser ou d’éloigner des étrangers délinquants, alors même que ni la Constitution ni la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) ni l’Union européenne ne nous empêchent de le faire ? C’est la loi de la République qui l’empêche ; c’est la loi de la République qu’il faut changer. ». Depuis 1945, ce sont en effet plus de 110 textes juridiques (lois, décrets, circulaires, traités internationaux, et autres) qui ont été promulgués pour encadrer ou réformer le droit d’asile, le droit de la nationalité, le droit de séjour, le regroupement familial et la surveillance biopolitique des étrangers. Autant de textes dont les motifs n’ont jamais changé depuis maintenant plusieurs décennies : filtrer les flux migratoires, en tamiser les membres les plus indésirables “délinquants” ou “fraudeurs”, et n’accorder le droit de séjour qu’aux “assimilés” obéissant aux “valeurs de la République” ou aux “travailleurs” utiles aux desseins économiques du pays. Voilà, en somme, l’”immigration choisie” dont l’État élabore le profil idéal et qu’elle accueille ensuite à bras ouverts, avec un regard moindre sinon inexistant pour la détresse des migrant·e·s.

Tout porte à croire, en somme, qu’il est impertinent d’analyser l’immigration sous le prisme d’un quelconque vide. Elle est au contraire chargée d’un contenu particulièrement lourd, qu’il soit initialement politique ou médiatique mais surtout juridique. Et pourtant, quand on s’intéresse à cette dernière modalité de l’immigration, la sociologie de l’action publique nous éclaire sur le rôle de la notion de vide dans la régulation de l’immigration.

L’euphémisme de la loi, un « vide » fonctionnel qui autorise la biopolitique migratoire

Pour dessiner un lien entre les deux notions, nous devons apporter au mot « vide » un sens dérivé d’une notion issue de la sociologie de l’action publique et conceptualisée par le sociologue Vincent Dubois : le pouvoir discrétionnaire. Car il faut bien sûr rappeler que l’immigration est un objet de l’action publique historique de l’État-nation français, qui fut gouverné par une administration spécifique selon des considérations politiques et économiques évolutives, à l’aide d’instruments d’action publique et d’institutions singulières.

Le pouvoir discrétionnaire est défini comme une marge d’appréciation dans l’application d’un droit aux normes imprécises déléguée par les fractions dominantes de la bureaucratie (les hauts fonctionnaires, ministres et responsables de services) aux fractions subalternes de la bureaucratie — ceux que l’on appelle en sociologie de l’action publique les “street-level bureaucrats”. En effet, quand la loi dispose de concepts volontairement flous comme “l’intégration”, la “nécessité”, “l’intérêt”, ou bien quand il n’y a pas de règle applicable au cas concret que l’usager de l’administration publique soulève, les agents disposent d’une marge de manœuvre pour juger et décider selon leur interprétation locale et personnelle. Cela est censé permettre une application plus contextuelle du droit, adaptée aux réalités des besoins locaux et des situations multiples dans lesquelles peuvent se trouver les usagers des services publics, plutôt qu’une application mécanique et inéquitable. On délègue donc aux fractions subalternes de la bureaucratie la mise en œuvre des politiques publiques au contact des usagers, qui sont par ailleurs confrontés sur le terrain à un manque crucial de moyens et à une forte relégation symbolique. En principe, cette politique s’exerce dans un cadre légal et réglementaire : à ce titre, elle n’est bien sûr pas absolue. Les décisions prises doivent rester légales, et ce pouvoir s’exerce dans la contrainte des consignes hiérarchiques. L’étude de ce pouvoir discrétionnaire dans le cadre de l’action publique migratoire est précisément l’objet du livre sociologique d’Alexis Spire, intitulée Accueillir ou reconduire. Entre 2003 et 2007, il mène une observation participante en occupant des postes de vacataire dans des services préfectoraux, dans des directions départementales du travail ou dans un consulat français en Afrique. Dans cette étude, il explore la manière dont les fonctionnaires participent à la mise en œuvre concrète de la politique migratoire des années 2000, surtout à partir de 2003, moment qui marque l’arrivée de Nicolas Sarkozy au Ministère de l’Intérieur, et où la politique française en matière d’immigration connaît une intensification sans précédent dont nous sommes aujourd’hui les héritiers. Elle se caractérise par une effervescence législative et par l’adoption de lois successives dont la finalité est double : d’une part, précariser le séjour des étrangers et, d’autre part, lutter contre l’immigration irrégulière sous toutes ses formes (asile, regroupement familial, migration de travail).

C’est dans ce cadre que le pouvoir discrétionnaire, qui revêt en théorie une certaine vertu en ce qu’il permet une application du droit plus conforme aux situations concrètes, revêt dans le gouvernement de l’immigration une nature tout autre. L’hypothèse centrale du livre d’A. Spire est que ce pouvoir discrétionnaire est précisément mobilisé pour rendre les dispositions juridiques inopérantes sinon plus sévères sur le terrain que dans la loi, de sorte à pouvoir assouvir concrètement des objectifs politiques répressifs au-delà du droit ou à sa marge. Ce pouvoir discrétionnaire incarne alors le “vide”, défini au sens de l’ambiguïté fonctionnelle, mis au coeur de l’hyperactivité législative française en matière migratoire alors que la rédaction des circulaires par le gouvernement et les hauts fonctionnaires ministériels procède de plus en plus par euphémismes et par ambiguïtés. En incorporant des concepts et critères volontairement flous, le pouvoir politique et la direction administrative entendent de concert laisser l’administration locale « réaliser ce qui ne peut être officiellement prescrit », d’après Vincent Dubois, c’est-à-dire filtrer les migrant·e·s selon des critères en apesanteur du droit tels que la bonne « intégration », les « besoins économiques », le « projet d’études », la « culture républicaine suffisante », l’« intérêt technologique et commercial » du séjour, etc¹⁰. Le vide juridique se trouve ainsi être un instrument plébiscité par le pouvoir politique et l’initiative parlementaire pour répondre à la contradiction fondamentale que soulève cette politique dite “du chiffre” : nourrir la spirale répressive des objectifs de reconduite à la frontière à la hausse ou de titres de séjour à la baisse tout en revendiquant sa conformité avec le droit international migratoire qui engage la responsabilité de la France, ainsi qu’avec une certaine « humanité » revendiquée — avec « humanité et coeur »¹¹, pourrions-nous dire. Le vide juridique revêt ainsi une fonction politique pratique : il permet de délivrer moins de titres de séjour, d’émettre davantage d’obligations de quitter le territoire français (OQTF), transformant l’immigration en un flux piloté politiquement, à l’aune des orientations politiques ou économiques du pouvoir, à la marge du droit. Davantage que les interprètes du droit, les fonctionnaires de l’administration migratoire locale deviennent les « interprètes des directives gouvernementales ».

Les fonctionnaires sont alors sommés de limiter au maximum les droits accordés, dans une logique de prévention de toute « menace à l’ordre social, économique et politique », au nom de la lutte contre « la fraude », c’est-à-dire une ouverture de droits indue. Un exemple pratique que Spire¹² mobilise vaut mieux que mille explications : dans la circulaire de « régularisation des familles d’enfants scolarisés » du 13 juin 2006, le ministre Sarkozy cherche à durcir les conditions d’entrée et de séjour. Mais après l’opposition d’associations et de députés centristes, la circulaire laisse à l’appréciation locale trois des six conditions de régularisation : « absence de lien de l’enfant avec le pays dont il a la nationalité », « contribution effective du ou des parents à l’entretien et à l’éducation de l’enfant depuis sa naissance » et « réelle volonté des familles ». Ce sont 33 540 demandes qui ont été enregistrées dont 17% qui ont obtenu satisfaction, un nombre par ailleurs très variable d’une préfecture à une autre. Cependant, après que la presse se soit faite l’écho d’une régularisation vraisemblablement “massive”, Nicolas Sarkozy, en amont de la campagne présidentielle de 2007, cherche à éviter la vindicte de son électorat. Il convoque ainsi les préfets à la mi-juillet 2006 et annonce 6000 régularisations. À partir de là, les chefs de bureaux transmettent de nouvelles instructions de façon à « faire correspondre leurs pratiques avec les prévisions statistiques du Ministère », c’est-à-dire de faire baisser le taux de satisfaction. Les préfectures vont ainsi requérir de nouvelles pièces pour rejeter les nouveaux dossiers, de manière autonome et différenciée, de préfecture en préfecture. Voilà, en somme, le pouvoir discrétionnaire, le vide juridique et leur ramification répressive, tout à la fois. 

Cette étude met en évidence la dialectique qui sous-tend le vide fonctionnel du droit migratoire, entre un droit perçu comme subsidiaire et ésotérique et des objectifs politiques quantitatifs qui requièrent une instruction expéditive au nom d’un principe de réalité. Pour l’exercice le plus répressif de cette « jurisprudence bureaucratique »¹³, les agents publics sont ainsi dotés d’une forte autonomie dans leur activité professionnelle. Les fonctionnaires sont alors d’autant moins contraints par le droit qu’ils sont des membres de la structure organisationnelle de leur bureau. S’ils ne sont pas déjà convaincus du bien-fondé de la mission qui leur est attribuée, ils finissent par y consentir ou s’y résigner selon un principe de réalité et par obéissance aux chefs de bureau qui sont, eux, chargés d’interpréter les lois et instructions ministérielles. Face au manque de moyens humains et budgétaires et à la relégation symbolique de l’administration migratoire, face à la quantité de dossiers, mise à l’aune des objectifs chiffrés d’accueil et de séjour décroissants et des ordres communiqués par voie orale, les agents publics préfèrent une instruction “efficace” des dossiers, plus distancée des situations et des détresses de chaque usager. À cette pratique s’ajoute leur tendance à incorporer à l’exercice de leur travail les matrices cognitives de leur bureau en attribuant aux populations usagères les préjugés respectifs qui circulent entre collègues et qui sont diffusés par la hiérarchie. L’ouvrage d’Alexis Spire livre ainsi les récits des fonctionnaires, se montrant ici plus à l’écoute des Chinois car ils « remplissent bien leur dossier », ou là, adoptant une posture plus passive voire impatience à l’encontre d’usagers d’origine subsaharienne parlant français avec un accent ou avec grammaire et syntaxe imparfaites. Les institutions politiques et cognitives des administrations migratoires avortent toute possibilité d’éprouver empathie et proximité à l’égard des immigrant·e·s.

Par-delà la loi, reconduire l’Empire

Le vide juridique, c’est tout à la fois l’instrument et l’espace de la répression migratoire contemporaine – une véritable technologie du pouvoir sur les immigrants, mobilisée pas plus tard qu’au mois de mai dernier dans la circulaire de l’actuel ministre-démissionnaire de l’Intérieur, Bruno Retailleau, sur la naturalisation des étrangers qui convoque maintenant un « examen civique » attestant d’un « parcours d’intégration puis d’assimilation réussi et exigeant »¹⁴.

C’est grâce à ces vacuités juridiques que la France réprime les immigrés les plus “indésirables” tout en accordant sa clémence à un petit nombre trié sur le volet : les plus productifs, toutefois relégués au rôle de sujets bâtisseurs corvéables à la merci de l’État. Face aux usagers immigrants, les fonctionnaires chargés de la mise en œuvre des politiques migratoires apparaissent comme un corps uni par une cohésion idéologique, fondée sur la défense d’un ordre national décliné sous plusieurs dimensions. Il s’agit d’abord d’un ordre public, qui légitime la lutte contre toutes les formes de fraude ; d’un ordre moral, qui nourrit la stigmatisation des usagers soupçonnés d’“abuser” du modèle social français en jouissant de prestations ou d’aides sociales potentiellement indues ; enfin, d’un ordre économique, qui distingue les étrangers jugés “utiles” sur le marché du travail de ceux perçus comme “indésirables”, car improductifs. Cette orientation confère à l’action administrative la forme d’une véritable croisade morale qui unit les fonctionnaires entre eux et contre les usagers, visant à préserver à la fois les intérêts de l’État et de la communauté nationale. Dès lors, toute ouverture de droits aux étrangers est perçue comme une fragilisation potentielle de l’État. Alexis Spire et Vincent Dubois montrent que les usagers – étrangers, demandeurs de prestations, etc. – souvent mal informés, moins versés dans les procédures que les guichetiers qu’ils ont face à eux, subissent ce traitement dans des conditions d’inégalité. L’attitude du demandeur devient décisive : il doit s’adapter, deviner ce qui est attendu, correspondre à un faisceau d’indicateurs arbitrairement appréciés par l’agent lui-même au-delà du texte réglementaire, en vertu de jugements de valeur personnels ou encore d’ordres oraux hiérarchiques. Il doit manifester sa “bonne volonté”, démontrer un désir sincère de “bonne intégration” et se montrer disposé à se conformer aux injonctions administratives pour espérer un résultat positif. L’action publique de terrain ne cherche aucunement à enrayer la domination symbolique ou l’asymétrie de ressources et de pouvoirs qui existe entre usagers et guichetiers, entre l’immigrant et l’État. Elle cherche au contraire à l’approfondir et à maintenir les immigrant·e·s dans une prédisposition automatique à la docilité, à la révérence et à la précarité, de sorte à pouvoir exploiter librement leur concours dans les différents objectifs politiques et économiques de l’État français. Ici, l’analyse traditionnelle de la domination entre gouvernant et gouvernés par Max Weber fait de l’immigré un gouverné idéal-typique, qui reconnaît d’autant plus la domination que revendique l’État parce il est sommé de se conformer à ses normes (juridiques, politiques, sociales) et au profil idéal qu’il recherche afin de pouvoir accéder à la communauté nationale

C’est, en somme, tout un gouvernement qui se situe autant à la marge de l’esprit que prescrit notre Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qu’au cœur de son texte. L’égalité des citoyens devant la loi : c’est précisément pour les citoyens, pas pour ceux qui aspirent à en être. Ce dispositif idéologique s’enracine au carrefour de la figure du « mauvais immigré » de N. Sarkozy – le mauvais frère de l’immigration “choisie”, qui fraude et qui menace l’ordre national – et de l’histoire coloniale. 

Car oui, ce traitement est dans la continuité post-coloniale d’une métropole impériale qui, naguère, allait recruter sa main-d’œuvre directement dans les contrées de son Empire tout en exploitant les habitant·e·s indigènes qui y restaient. L’opération du gouvernement contemporain ne fait que translater la répartition fonctionnelle entre métropole et colonies dans la relation qui existe entre la communauté stato-nationale et les étrangers. Rappelons certains des critères d’attribution de titres de séjour et de naturalisation tirés des circulaires des années 2000 : les « besoins économiques », le « projet d’études » ou encore l’« intérêt technologique et commercial » du séjour¹⁵. Ne voyez-vous pas une continuité avec le caractère utilitariste de l’immigration pour l’État militaro-industriel français dans son histoire, au gré de ses considérations évolutives (guerres, crises, reconstructions) ? Comment parler de la Renault 5, icône de la société automobile française, sans évoquer la cinquantaine de nationalités¹⁶ qui coexistent alors dans un monopole de l’emploi spécialisé à l’usine Renault de Boulogne-Billancourt — sans compter les ouvriers étrangers directement recrutés chez eux par des DRH franciliens — ? Comment parler de l’engagement français dans les deux Guerres mondiales sans mentionner les infanteries maghrébines et subsahariennes¹⁷ ? Encore aujourd’hui, comment parler des grands travaux publics français sans parler des ouvriers immigrés ou enfants d’immigrés qui en assument pour majorité la tâche et le coût physique dans une précarité totale — à commencer par la construction du réseau ferroviaire Grand Paris Express¹⁸ ? Ce que l’on observe ici, c’est cette répartition intemporelle des rôles entre Paris et les étrangers, les indigènes ; ceux qui sont considérés comme non-membres de la communauté nationale. À Paris et aux colons la luminosité philosophique, la décision politique, l’esprit d’initiative industrielle et le monopole des ressources et des infrastructures, charge aux populations colonisées, aux indigènes, et in fine, aux étrangers de donner corps aux desseins métropolitains par leur effort physique, leur privation collective pour espérer la considération de l’État – en colonie, ou directement en métropole, en migrant. 

Cette répartition est complétée d’un autre organigramme, celui de la hiérarchie ethnique sinon raciale intrinsèque à la colonisation. Les Français, blancs, sont l’avant-garde la plus avancée au monde, forts de leur Révolution et de leur République, et il leur incombe d’accomplir leur « mission civilisatrice »¹⁹ auprès de peuplades basanées, sauvages, arriérées, qui doivent s’imprégner des institutions politiques et sociales françaises. Voilà également pourquoi la figure de l’immigré “fraudeur” est en parfaite symbiose avec la figure de l’“étranger” à la communauté nationale ; c’est-à-dire, celui qui cause des pénuries d’huile de tournesol par son Ramadan, qui détériore la culture et la langue française par son argot, qui souille l’espace public par sa prière et son voile. Voilà dans quel sillage s’inscrivent les migrations post-coloniales vers la France, ancien Empire dont la décolonisation s’est faite dans le fracas – pensons à l’Indochine, à l’Algérie et au Cameroun, autant de décolonisations où la Grande France a dû s’avouer vaincue face à la revanche des indigènes auparavant méprisés. C’est de cela que procèdent le dédain dont font l’objet les mobilisations et revendications de ceux qui répondaient vraisemblablement à ce profil et qui, dans leur condition quotidienne de travailleur, réclament la réforme ou la fin du régime d’exception sous lequel ils tombent. L’exemple le plus marquant de cela reste les grèves dans les usines Peugeot, Citroën et Talbot entre 1982 et 1984²⁰. Alors que les premières années du socialisme en devenir de François Mitterrand offraient au prolétariat national un répit longtemps espéré et un élan de démocratisation économique par la voie des lois Auroux²¹, les travailleurs immigrés qui composaient la majeure partie de l’emploi industriel — notamment dans l’automobile — n’avaient pas le droit d’en être. Quand ils se mirent en grève pour réclamer dignité et droits, l’ancien Premier ministre Pierre Mauroy, alors que son gouvernement faisait face aux conséquences d’une relance keynésienne mal exécutée et des contradictions des 110 Propositions²², offrit son mépris aux travailleurs musulmans de PSA. Il finit par dire que ces grévistes immigrés étaient « agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales ». Voilà de quoi opposer travailleurs immigrés et travailleurs nationaux afin de disqualifier toute revendication des premiers, alors que l’union de la gauche prépare dans le pays une myriade de plans sociaux à travers l’appareil productif récemment nationalisé.

C’est de ce cadrage que procède le traitement politico-médiatique de l’immigration auquel on assiste aujourd’hui, où les récits de l’immigration en France restent pour l’instant lettre morte. Il ne relaie pas les difficultés qu’éprouvent actuellement ceux qui participent quotidiennement à la prospérité de notre pays, par le concours de leur intelligence ou de leur physique. Nul besoin d’essayer de trouver un invité de plateau concerné directement par ces enjeux, qui saurait en faire un exposé analytique, que ce soit par expérience personnelle ou par savoir scientifique. Nul témoin, sur le paysage audiovisuel français, des procédures administratives interminables, dont la périodicité rend incertains l’emploi, le logement et la vie sociale, des insultes xénophobes reçues, du traitement différencié selon la consonance de votre nom ou le teint de votre peau. Même si les immigrés obtiennent la nationalité, ils sont les cibles d’un procès permanent en appartenance à l’ordre national, d’une suspicion de fraude et d’avantages indus, et en temps de crise économique, ils sont promus par le personnel politique et médiatique comme seuls responsables afin d’éviter la sentence des comptes à rendre. Leurs enfants nés Français ont bien sûr droit au même sort d’injonctions civilisatrices d’“assimilation” et seront toujours ramenés comme un seul homme à des faits divers transformés en problèmes endémiques dont les éventuelles causes structurelles seront soigneusement contournées. Il y a là de quoi donner l’illusion du responsable politique qui subvient aux problèmes du public sans vraiment le faire, car au passage, celui-ci prend soin de ne pas attenter aux institutions du capitalisme autoritaire contemporain qui fragilise nos conquis sociaux et qui précarise les conditions de vie de tous·tes, immigrés comme non-immigrés, étrangers comme nationaux. Il faut y voir, de la part de l’État, des gouvernants et de leurs relais médiatiques, un fabuleux exploit. N’est-ce pas un tour de force que de diviser, par le discours puis par la loi, des personnes qui peuvent trouver concorde dans leur vie prolétarienne quotidienne et solidarité dans la lutte contre la « société dirigeante », pour reprendre l’expression mitterrandienne²³, qui les opprime et les exploite ? N’est-ce pas plus convenable de proclamer que Mohamed vole à Nicolas qui paie, que de rappeler combien Vincent pille — surtout quand on connaît et soutient soi-même Vincent ? N’est-il pas habile de nourrir le procès du salarié envers son frère immigré, disant de ce dernier qu’il est fondamentalement différent et que sa précarité est légitime en tant qu’ennemi de l’intérieur, pour l’empêcher d’apposer un regard lucide sur l’exploitation qui leur est infligée à tous par la société dirigeante ?

Pour conclure cet article, il me suffit d’une phrase : le vide juridique migratoire tel que décrit par Alexis Spire et Vincent Dubois ne fait que reconduire l’organigramme fonctionnel historique de l’État impérial français. Si j’étais provocateur, j’embrasserais la métaphore des « deux mains de l’État » du sociologue Pierre Bourdieu pour la détourner légèrement. Aux « Français » la main gauche de l’État – les fruits de la croissance économique et des institutions républicaines redistributrices ; aux immigrés la “civilisation” imposée, l’injonction à la docilité et la misère économique – sa main droite.

  1.  Schneider-Strawczynski, S., Valette, J. La couverture médiatique de l’immigration polarise les opinions ; N°448 ; CEPII, 2024.

  2.  Bardon, Y. Ce qui préoccupe les Français – Juin 2025. Ipsos.

  3.  Battaglia, M. ; Pascual, J. ; Stromboni, C. L’AME de nouveau attaquée par le gouvernement. Le Monde. septembre 4, 2025.

  4.  Naturalisation des étrangers : une nouvelle circulaire Retailleau durcit l’accès à la nationalité française. Vie Publique, mai 12, 2025.

  5.  Assemblée nationale. Compte rendu de la première séance du lundi 11 décembre 2023.

  6.  Référence au concept de Michel Foucault. Il désigne l’ensemble des techniques de pouvoir par lesquelles l’État moderne prend pour objet la vie biologique des populations afin de les gérer, les réguler et les optimiser – les « faire vivre », puis les « laisser mourir ».

  7.  Dubois, Vincent, « Chapitre 10 / Politiques au guichet, politique du guichet », Politiques publiques 2 : Changer la société, Presses de Sciences Po, 2010. p. 265-286, CAIRN.INFO.

  8.  Spire, A. Accueillir ou reconduire : Enquête sur les guichets de l’immigration, Raisons d’agir Éditions, 2008.

  9.  Dubois, Vincent, op. cit.

  10.  Exemples tirés de Spire, A. Accueillir ou reconduire : Enquête sur les guichets de l’immigration, Raisons d’agir Éditions, 2008.

  11.  Référence aux mots du Ministre de l’Intérieur Jean-Louis Debré qui qualifiait ainsi l’expulsion manu militari des sans-papiers qui occupaient l’église Saint-Bernard à Paris. Ces mots ont fait la une de Libération du 23 août 1996.

  12.  Spire, A. Accueillir ou reconduire : Enquête sur les guichets de l’immigration, Raisons d’agir Éditions, 2008.

  13. Ibid
  14.  Naturalisation des étrangers : une nouvelle circulaire Retailleau durcit l’accès à la nationalité française. Vie Publique, mai 12, 2025.

  15.  Exemples tirés de Spire, A. Accueillir ou reconduire : Enquête sur les guichets de l’immigration, Raisons d’agir Éditions, 2008.

  16.  France Télévisions – Les années R5, in « La France en vrai ». Un ancien OS de Boulogne-Billancourt y fait état de 53 nationalités.

  17.  Voir, à titre d’exemple, la bataille dite de Monte Cassino.

  18.  Voir la question n°4456 du député Jean-François Coulomme du 25 février 2025. https://questions.assemblee-nationale.fr/q17/17-4456QE.htm. Aussi, voir Rencontre avec les sans-papiers des chantiers du Grand Paris et des JO. https://www.youtube.com/watch?v=gKsnFKhOri8.

  19.  « Les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. Il y a pour elles un droit parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures ». Jules Ferry, discours du 28 juillet 1885 sur les fondements de la politique coloniale. Assemblée nationale.

  20.  Voir Gay, Vincent.  « Grèves saintes ou grèves ouvrières ? : Le “problème musulman” dans les conflits de l’automobile, 1982-1983 ». Genèses, 2020/1 n° 118, 2020, p. 85-104, CAIRN.INFO. Voir aussi, parmi d’autres, le documentaire « Haya » de Claude Blanchet. https://www.on-tenk.com/fr/documentaires/1983-les-sens-de-la-marche/haya.

  21.  Lois votées en 1981 dont les différents aspects démocratisèrent substantiellement la vie des salariés dans leur entreprise, interdisant les licenciements de répression politique, syndicale et religieuse, et donnant aux travailleurs de nouveaux droits d’expression, de négociation et de retrait.

  22.  « 110 propositions pour la France » : nom du programme présidentiel du Parti socialiste pour l’élection de 1981.

  23.  La « société dirigeante » est une expression qu’utilisait de manière récurrente le candidat du Parti socialiste François Mitterrand, notamment dans sa campagne présidentielle de 1981. À cette époque paraissent des travaux de sociologie des élites (Boltanski, Bourdieu) qui attestent de la forte homogamie sociale des élites administratives, politiques et économiques de la France des années 1970, en plein dans la présidence VGE. Leurs travaux éclairent à quel point les membres de ces groupes circulent entre ces espaces, partagent les mêmes propriétés sociales et construisent ensemble un système idéologique libéral total. L’on suppose de l’expression de F. Mitterrand qu’elle se réfère ainsi tout à la fois à Valéry Giscard d’Estaing, au patronat français, à la haute fonction publique et aux différents responsables de l’UDF et du RPR.